Règles de l’UE en matière de dette : une vague de coupes budgétaires déferle sur la zone euro

Après des années de débat, la Commission, le Conseil et le Parlement se sont mis d’accord sur une réforme des règles dites budgétaires à la dernière minute avant les élections européennes. Celles-ci déterminent le montant de la dette que les États membres sont autorisés à contracter et, par conséquent, la mesure dans laquelle ils doivent réduire leurs dépenses ou augmenter leurs impôts. En raison des règles actuellement en vigueur, on peut s’attendre d’ici 2028 à une série de plans de consolidation d’une valeur de plusieurs milliards, qui ralentiront très probablement l’économie, l’État-providence et la protection du climat.

Des règles d’un autre temps

Les limites fixées pour le niveau maximum de la dette nationale et de la nouvelle dette caractérisent la zone euro depuis sa création. Chaque pays souhaitant rejoindre l’euro devait au moins réduire son déficit à moins de 3 % de sa production économique (produit intérieur brut). Si le taux d’endettement national était supérieur à la moyenne de l’UE de l’époque, soit 60 % du produit intérieur brut, il devait au moins s’approcher de cette valeur. En 1997, elles ont été adoptées dans le droit permanent européen sous le titre « Pacte de stabilité et de croissance ».

Si les règles ont changé plusieurs fois depuis, les valeurs sont restées telles quelles, même si leur référence a considérablement changé : les taux d’intérêt à long terme et les déficits structurels sont nettement inférieurs ; le taux d’endettement national a augmenté, mais beaucoup moins rapidement que dans d’autres grandes économies comme les États-Unis, la Chine ou le Japon.

Avant même le déclenchement de la pandémie, la Commission a lancé une nouvelle réforme pour corriger les erreurs de la dernière intensification de la crise financière et économique, qui avait conduit à des bouleversements sociaux et à un effondrement sans précédent des investissements publics dans certains pays. Afin d’amortir le ralentissement économique provoqué par la pandémie, les règles ont été suspendues. Les mesures de lutte contre la pandémie ont fait monter en flèche les déficits et les taux d’endettement publics et, avec eux, la pression en faveur de réformes.

Les syndicats européens, les ONG et certains économistes ont mis en garde contre les conséquences d’un assouplissement insuffisant des exigences, voire du rétablissement des anciennes règles : les réductions des retraites, les suppressions d’emplois, les réductions des services de santé, les augmentations massives d’impôts, l’effondrement des investissements, y compris dans la protection du climat, etc., que la population grecque a dû subir au début des années 2010, pourraient conduire à un nouvel effondrement économique, un chômage de masse et une misère sociale ; et avec tout ça à un taux d’endettement national encore plus élevé.

Plans budgétaires et problèmes à moyen terme

Les avertissements ont eu un certain effet : dans les règles budgétaires qui ont été adoptées, les exigences récemment irréalistes et radicales en matière de réduction de la dette ont été supprimées. À moyen terme, cela pourrait suffire à stabiliser le taux d’endettement national ou à le rapprocher des 60 % du produit intérieur brut. Cela profiterait particulièrement aux générations futures, car cela permettrait d’éviter des retards majeurs dans les investissements publics dans la protection du climat ou des réductions dans les plans d’expansion de l’éducation et de la garde d’enfants.

Au lieu d’objectifs budgétaires concrets recalculés chaque année, et donc par conséquent fluctuants, ce sont désormais les plans budgétaires et structurels, valables en général pour quatre ans, qui devraient devenir décisifs. Ils se concentrent sur des limites maximales pour la croissance annuelle des dépenses publiques, dont le respect est ensuite surveillé en permanence. Si un ensemble de réformes et d’investissements est mis en place, les États membres disposeront de trois années supplémentaires pour atteindre leurs objectifs budgétaires.

Mais il y a à présent trois problèmes principaux :

1. En période de crise, le secteur public a besoin de plus de latitude pour pouvoir prendre des contre-mesures. Les règles budgétaires ne prévoient que le mécanisme préalable à leur suspension, mais rien pour agir conformément aux règles dans le contexte de la récession économique actuelle, par exemple contre la hausse du chômage.

2. La Commission européenne dispose d’une trop grande marge de manœuvre lorsqu’il s’agit d’évaluer les programmes de réforme et d’investissement. Il existe un risque qu’elle exige à nouveau des réductions des retraites, des restrictions du droit du travail ou quelque chose de similaire afin d’approuver un délai plus long et donc une trajectoire de réduction plus douce. Les États membres n’auraient alors plus que le choix proverbial entre la peste et le choléra. Cependant, il est également possible que des exigences raisonnables soient imposées, telles qu’un plus grand développement de l’accueil des enfants, davantage de possibilités de formation et de perfectionnement, une accélération de la protection du climat, etc. Le résultat des élections européennes et la composition de la nouvelle Commission joueront ici un rôle important.

3. Le nouveau règlement donne à la Commission une grande liberté pour choisir la méthode avec laquelle elle évalue si le taux d’endettement national diminue suffisamment rapidement. La méthode à présent choisie conduit à d’autres problèmes.

Qu’est-ce que l’avenir nous réserve ?

Ce n’est qu’après l’accord du trilogue que la Commission a fait savoir publiquement comment ce que l’on appelle l’analyse de la fiabilité de la dette sera effectuée. Le résultat donne à réfléchir : la Commission européenne ne publiera les chiffres exacts, et ce, par mesure de précaution, que peu de temps après les élections européennes ; sur la base de ses nouvelles prévisions, l’Institut Bruegel a calculé de premières estimations (version préliminaire ici) :

La zone euro est menacée de nouvelles réductions successives des dépenses jusqu’en 2028, qui atteindront finalement plus de 360 ​​milliards d’euros (environ 2,1 % de la production économique), avec moins de ressources disponibles chaque année, si on les mesure comme un écart par rapport à un scénario sans consolidation. Sans amortissement par des hausses d’impôts, cela ne sera pas possible sans des réductions significatives dans les domaines de l’éducation, de la sécurité sociale et de la protection du climat.

L’Italie est particulièrement touchée : le gouvernement devrait donc consolider au moins 100 milliards d’euros au cours des quatre prochaines années, et ce, avec des conséquences économiques et sociales dramatiques qui mettraient même en danger la réduction de la dette.

Des hypothèses absurdes viennent aggraver les choses

Si l’on regarde derrière les coulisses de la méthode, l’absurdité de l’exercice devient évidente : il ne suffit donc pas de réduire le taux d’endettement national ; il faut également veiller à ce que le taux continue de baisser dans les dix ans qui suivront la fin du plan, même si les règles budgétaires sont à nouveau enfreintes à l’avenir. Concrètement, la Commission s’attend à ce que l’augmentation à long terme des dépenses publiques liées à la démographie ne soit pas compensée dans les prochains plans budgétaires et structurels, mais qu’elle soit financée exclusivement par une dette plus élevée, et ce même si les règles budgétaires excluent précisément ce cas de figure. Et pour éviter cette augmentation de la dette, la consolidation doit être encore plus stricte dans le plan actuel.

Il serait plus évident de supposer que les règles auxquelles chacun devrait adhérer sont effectivement respectées aujourd’hui et à l’avenir. Le simple fait de passer à cette dernière hypothèse apporterait des milliards d’euros de flexibilité budgétaire. Si l’on applique les objectifs de Bruegel ci-dessus, il apparaît clairement que chaque pays doit davantage consolider ses finances publiques que la marge de sécurité requise par les 3 pour cent négociés par le Conseil et le Parlement (plus précisément 1,5 pour cent du produit intérieur brut). Dans les pays où l’augmentation des coûts du vieillissement est particulièrement élevée, comme l’Espagne ou le Portugal, les objectifs budgétaires à moyen terme sont désormais implicitement encore plus stricts qu’avec les anciennes règles. Cela est particulièrement dangereux pour le financement de l’État-providence en Europe car, par exemple, une augmentation sous-estimée du nombre de personnes employées conduit à se concentrer davantage sur la réduction des dépenses en matière de retraite, de santé et de soins. La situation est similaire avec des taux d’intérêt surestimés.

Trop peu de marge pour des investissements futurs et un progrès social

La vague de consolidation imminente pourrait retarder de plusieurs années la sortie de la production et de la consommation basées sur les énergies fossiles ou ralentir la poursuite du progrès social, et ce même si les sociétés européennes ont déjà connu cinq années de régression après la pandémie et la crise inflationniste. D’autant plus qu’après l’expiration des fonds supplémentaires de l’UE destinés à stabiliser les investissements en 2026, même sans règles, la question de savoir comment maintenir le niveau actuel reste ouverte. Étant donné que la règle des dépenses s’applique également à la croissance des investissements publics au lieu de les exclure, comme l’exigerait la règle d’or de l’investissement, souvent réclamée, le risque que les projets d’investissement soient étirés, reportés, voire annulés, est particulièrement élevé.

Mais, dans la phase finale des négociations sur les règles budgétaires, sous la pression du Parlement européen, il y a eu une tout de même amélioration dans la mesure où les investissements cofinancés ne sont pas limités par la règle des dépenses. L’ampleur de cette exception dépend notamment des prochaines élections au Parlement européen, car elle ne recèle qu’un potentiel d’amélioration politique significatif à moyen terme : d’une part, dans la conception du cadre financier de l’UE pour 2028-2034 et, d’autre part, dans la question de savoir si les fonds supplémentaires de l’UE seront à nouveau utilisés. La question de savoir si ce potentiel sera exploité déterminera en grande partie si l’UE sera en mesure de répondre aux besoins élevés et urgents en investissements publics pour atteindre ses objectifs climatiques au cours de la prochaine décennie.

Et qu’en est-il de la dimension sociale de la réforme ? Les objectifs sociaux seront davantage pris en compte à l’avenir dans le cadre de la révision du budget de la Commission européenne. D’un autre côté, nous sommes confrontés à une vague de consolidation. Même si ces mesures seront assouplies et prolongées au fil du temps par rapport aux anciennes règles, les réductions des dépenses sociales restent inévitables : les dépenses sociales, d’éducation et de santé constituent les postes budgétaires les plus importants dans tous les États membres, de sorte que la consolidation leur coûte presque inévitablement un lourd tribut, du moins si elle n’est pas également appliquée du côté des recettes.

Conclusions

La réforme des règles budgétaires a été une occasion manquée d’ancrer une politique économique équilibrée et axée sur la prospérité au niveau européen. Elle reste unilatéralement axée sur les restrictions imposées aux politiques budgétaires des États membres, même si, compte tenu de la diversité des défis, des efforts auraient dû être faits pour rendre l’Europe mieux capable d’agir.

Cela a abouti à une obligation de consolidation moindre ; mais ce n’est que dans la pratique que l’on se rendra compte de l’ampleur réelle de la marge de manœuvre budgétaire relativement plus importante, car des questions essentielles telles que la manière dont la Commission traitera les plans d’investissement et de réforme sont encore en suspens. Il serait très problématique de combiner des mesures de réforme au détriment des salariés, comme cela a été le cas en Grèce ou au Portugal dans le cadre des négociations dites de la Troïka.

Des fonds européens supplémentaires sont à nouveau nécessaires, car sans soutien, la vague de consolidation se fera au détriment d’autres objectifs importants, tels que l’égalisation sociale et la protection du climat.

Cet article a d’abord été publié par A&W Blog