Précarité et (non-)recours aux aides financières au Luxembourg : une étude qualitative[1]

Introduction

Au Luxembourg, environ un cinquième de la population est confronté au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale selon les derniers chiffres du STATEC (basés sur les Statistiques sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC), voir STATEC, 2023). Le Luxembourg s’est engagé à diminuer ce nombre d’environ un sixième d’ici à 2030.

Pour y parvenir, le Luxembourg dispose d’une batterie d’instruments permettant de soutenir les ménages à revenu modeste ; mais il n’existe que très peu d’études sur le recours à ces instruments et sur la manière dont ceux-ci aident les personnes en situation financière difficile[2]. Ces quelques études montrent des estimations du taux de non-recours très élevées : de l’ordre de 40% pour l’Allocation Vie Chère et de 80% pour la subvention de loyer. Pour les autres subventions, aucune information quantitative n’est disponible. Or si le Luxembourg veut atteindre son objectif de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale d’ici à 2030, il est important de pouvoir approcher au plus près la question du non-recours.

Pour ce faire et afin de compléter l’approche quantitative habituellement utilisée, une étude qualitative a été lancée en 2023. Des personnes ayant eu recours, recourant partiellement ou ne recourant pas aux aides ont ainsi été interrogées lors d’entretiens approfondis. Ces personnes avaient des profils socio-économiques variés : la moitié d’entre eux travaillait, l’autre moitié était pensionnée, étudiante ou percevait des indemnités de chômage, de maladie ou le revenu minimum (REVIS). Le critère de sélection appliqué était double :

1) avoir des difficultés à joindre les deux bouts ou juger sa situation financière difficile ; ET

2)  avoir l’impression de ne pas connaître ou de ne pas demander toutes les aides disponibles (aide pour se loger, aide pour l’énergie, aide contre la vie chère, etc.).

Les parcours menant à une précarisation

Ces entretiens ont tout d’abord permis de mieux comprendre les trajectoires qui ont mené les participants à la précarité. Celles-ci sont multiples. Alors que certaines personnes interrogées se trouvent structurellement au bas de l’échelle des revenus, d’autres y sont arrivées à cause d’événements liés à la maladie, la séparation ou la perte de leur emploi. Les conséquences de leur situation financière difficile sont multiples et parfois très lourdes. La plupart des participants renoncent à leurs loisirs ; certains sacrifient leur santé ou leurs besoins de base (nourriture, etc.). Le logement y est pour beaucoup, puisqu’il est chroniquement indisponible à un prix raisonnable et pèse lourdement sur le budget, sans la possibilité de se tourner vers le logement social pour lequel il y a de longues listes d’attente.

Les difficultés financières amènent bon nombre de répondants à des situations de stress permanent, les contraignant à anticiper au mieux toutes les dépenses et à craindre à tout instant les dépenses imprévues. La précarité ronge la santé mentale des répondants. Les soucis matériels constants provoquent de la fatigue, un sentiment d’impuissance, une surcharge émotionnelle délétère. Certains répondants nous ont toutefois impressionnées par leur extraordinaire résilience.

Le recours aux aides financières au Luxembourg

Ces entretiens ont ensuite porté sur le recours des participants aux aides financières destinées à soutenir les ménages à revenu modeste au Luxembourg. Les aides abordées lors des entretiens incluaient : l’allocation de vie chère (AVC), la prime énergie, la subvention de loyer (SL), l’avance et le recouvrement de la pension alimentaire (PALIM), le Crédit d’impôt monoparental (CIM), la Subvention pour ménage à faible revenu (SMFR), l’accès aux épiceries sociales, la garantie locative de l’Etat, le tiers payant social et certaines aides communales. L’accès au REVIS a été peu couvert par l’étude.

En suivant les grilles d’analyse du non-recours proposées par la littérature (Van Oorschot, 1996, 2002 ; Van Mechelen et Janssens, 2017 ; Warin, 2008, 2017), le corpus d’entretiens a été analysé afin d’identifier les éléments qui ont un impact sur le non-recours au Luxembourg.

Un premier élément est lié à la recherche et à la bonne compréhension des informations. Des entretiens menés, il ressort que diverses administrations luxembourgeoises font des efforts de simplification des informations relatives aux aides de manière diverse et que les canaux informels jouent également un rôle dans la bonne diffusion des informations, ce qui est particulièrement important pour les personnes qui n’accèdent pas aux informations officielles. L’AVC semble toutefois plus connue que la SL ou la garantie locative. La PALIM et le CIM sont également moins connues. Connaître l’existence de l’aide est une condition nécessaire mais non suffisante du recours. La compréhension de la documentation, des démarches à faire et des documents à soumettre peut entraver le recours. L’information doit être accessible et facile à comprendre dans tous les aspects de l’aide : éligibilité, conséquences, éventuelles obligations…

Un deuxième élément porte sur les démarches elles-mêmes. Les participants ont avancé deux difficultés majeures : les délais d’attente pour obtenir une réponse et la lourdeur du renouvellement régulier de la demande.

Les entretiens ont également révélé le « coût psychologique » important que peut représenter le fait de demander une aide, notamment le sentiment de honte et de stigma que cela peut engendrer. Cela semble être particulièrement le cas pour les aides qui requièrent un passage par l’office social, notamment la demande d’accès à l’épicerie sociale.

Les courriers et contacts avec l’administration ont parfois été ressentis de manière blessante par certains participants. Les refus non compris et contre lesquels il n’a pas été possible/facile de s’opposer ont, dans quelques cas, donné lieu à un sentiment d’injustice voire un rejet du système d’aide dans sa globalité. L’analyse des interviews se penche sur les conséquences identitaires et sociales qui peuvent être liées au fait d’être demandeur ou bénéficiaire des aides.

Finalement, les entretiens nous ont amenées à nous pencher sur la manière dont sont conçus les textes législatifs. Ceux-ci peuvent en effet exclure, de manière volontaire ou involontaire, certains groupes de personnes en situation de précarité et ainsi diminuer l’efficacité des dispositifs d’aide. Il est ainsi apparu que bon nombre de conditions d’éligibilité entravent l’accès à des groupes vulnérables. Par exemple : les étudiants, même en situation de grand besoin, sont exclus de la plupart des aides ; certaines aides, comme la PALIM, ont des conditions d’éligibilité très difficiles voire impossibles à remplir ; le concept de revenu et les plafonds utilisés diffèrent entre les aides ; les plafonds de revenu de certaines aides sont jugés trop bas, notamment par rapport au salaire social minimum (SSM) ; le cumul du revenu des enfants-adultes ou des personnes hébergeant une personne sans ressource au sein de la communauté domestique entrave l’autonomie des plus fragiles ; le décalage entre la réalité administrative et la réalité vécue par les participants peut donner lieu à des refus difficiles à comprendre.

Conclusion et pistes de réflexion

L’objectif de cette section est surtout de mettre en exergue une série de pistes qui nous semblent mériter une réflexion plus approfondie, éventuellement soutenue par des travaux de recherche complémentaire[3]. Afin d’étayer ces pistes, nous nous sommes inspirées de la littérature internationale sur le non-recours. Nous pensons essentiel qu’un travail transversal sur le non-recours, c’est-à-dire un travail impliquant l’ensemble des administrations responsables, puisse avoir lieu afin d’optimiser l’impact des politiques sociales au Luxembourg. En effet, comme le souligne le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, dans son rapport aux Nations-Unies sur le non-recours : « Le non-recours est de plus en plus perçu pour ce qu’il est : une lacune du système de protection sociale qui réduit considérablement l’effet de celle-ci en matière de réduction de la pauvreté et des inégalités, et qui entraîne une mauvaise utilisation des fonds publics. » (De Schutter, 2022 : 18).

Il est essentiel de rappeler à ce stade que l’analyse se base sur des entretiens qualitatifs auprès de personnes en précarité et non sur l’étude des processus administratifs ou sur le vécu du personnel administratif en charge des dossiers ; ces aspects sont également importants mais dépassent le champ de la présente étude. De même, nous ne prenons pas en compte des éventuelles initiatives récentes entreprises au sein des différentes administrations en vue d’une simplification administrative.

Les pistes suivantes peuvent néanmoins être proposées :

Afin de s’assurer que l’information soit disponible et comprise par le public visé, on peut noter l’importance des éléments ci-après :

– offrir une information simple et accessible en différentes langues sur toutes les aides pour les ménages à revenu modeste ;

– assurer une accessibilité physique et téléphonique de l’administration ;

– nommer l’aide de manière non stigmatisante ;

– envoyer un courrier à tous les groupes potentiellement éligibles pour les informer ;

– impliquer l’ensemble des acteurs en contact avec les personnes en difficulté qui ont des arriérés de paiement (fournisseur d’énergie, hôpitaux…), pour que ces acteurs puissent les informer des aides disponibles ;

– mettre en ligne un simulateur unique permettant de voir toutes les aides auxquelles on a droit en introduisant quelques données de base (revenu et composition de la communauté domestique, logement loué ou possédé…). Un exemple de bonne pratique est fourni en France.

L’analyse a clairement démontré que certaines démarches sont complexes et devraient impérativement être simplifiées pour encourager les bénéficiaires potentiels à introduire leur demande. C’est le cas, à l’extrême, pour la PALIM, mais l’accès à d’autres aides gagnerait également à être simplifié. Les pistes d’amélioration incluent :

– explorer au maximum les possibilités d’automatisation et de systématisation ;

– assurer un renouvellement simplifié et une flexibilité quant à la date de (re)soumission ;

– définir des critères cohérents pour toutes les aides ciblant les ménages à revenu modeste ;

– permettre la soumission de la demande aussi bien en ligne que sur papier ;

– mettre en place un « guichet unique ».

Il serait utile aussi de parfaire la réponse de l’administration. Quand le non-recours résulte de l’attitude de l’administration ou d’une mécompréhension de cette attitude, il peut engendrer des frustrations, une perte de confiance des titulaires de droits à l’égard des institutions publiques et une rupture du contrat social entre ceux-ci et leur gouvernement (De Schutter, 2022). Il peut donc être important de veiller à :

– réduire le délai de traitement des dossiers ;

– veiller au langage utilisé lors de la réponse et assurer l’accessibilité de l’administration pour expliquer la décision et la possibilité pour le recourant de corriger une erreur ou de contester la décision de l’administration ;

– étudier le taux de refus et les raisons de celui-ci ;

– doter les administrations des ressources humaines et techniques adéquates ;

– traquer les pratiques menant à la stigmatisation et veiller à préserver la dignité sociale.

L’étude a également mis en évidence le besoin de porter une réflexion plus globale sur la politique d’aide au Luxembourg. Parmi les questions qui pourraient faire partie de cette réflexion, on peut noter les pistes politiques suivantes :

– revoir les seuils de revenu, veiller à une progressivité de l’aide et évaluer l’adéquation du montant de chaque aide ;

– baser l’éligibilité sur le revenu d’une communauté domestique restreinte ou de l’individu ;

– simplifier l’accès aux épiceries sociales car il s’agit du dernier rempart contre la pauvreté extrême ;

– améliorer l’accessibilité financière des soins de santé et l’octroi du tiers-payant social ;

– revoir les conditions d’éligibilité de l’avance et du recouvrement des pensions alimentaires ;

– repenser le soutien à certains groupes (étudiants dans le besoin, familles monoparentales).

– mener une réflexion sociétale critique sur les images et stéréotypes relatifs aux bénéficiaires de l’aide sociale ;

– promouvoir et encourager le recours aux aides en les situant dans le cadre général des droits de la personne.

La crainte de la fraude et l’exigence d’une bonne gestion des deniers publics sont des raisons qui peuvent mener les Etats à définir des conditions d’éligibilité complexes et à mettre en place des évaluations contraignantes de cette éligibilité. Ceci augmente toutefois les risques de non-recours. Le coût de la fraude doit donc être mis en rapport avec celui entraîné par les conséquences importantes à court- et long-terme du non-recours et de la pauvreté.

Références :

Amétépé, F. (2010). L’efficacité du revenu minimum au Luxembourg: l’analyse du non recours, in Degrave, F. et al. (eds): Transformations et innovations économiques et sociales en Europe: quelles sorties de crise? Regards interdisciplinaires, Louvain.

Amétépé, F. & Hartmann-Hirsch, C. (2010). Eligibility and take up of social assistance for immigrants and nationals: the case of Luxembourg, Working Paper n°2010-05, Differdange.

De Schutter, O. (2022). ‘The non- take- up of rights in the context of social protection’. Report of the Special Rapporteur on Extreme Poverty and Human rights to the Fiftieth Session of the UN Human Rights Council. A/HRC/50/38.

Górczyńska-Angiulli, M. (2023). Étude sur le non-recours à la subvention de loyer au Luxembourg. Ministère du Logement et de l’Aménagement du territoire – Observatoire de l’Habitat.

Observatoire des politiques sociales (2024). Note au Formateur: Recommandations relatives au non-recours aux prestations sociales émises par l’Observatoire des politiques sociales. 04/01/2024. Luxembourg.

STATEC (2022a) La situation économique au Luxembourg : Evolution récente et perspectives. Note de conjoncture 1-2022. Luxembourg : STATEC

STATEC (2022b) La situation économique au Luxembourg : Evolution récente et perspectives. Note de conjoncture 2-2022. Luxembourg : STATEC

STATEC (2023) Digitalisation, inégalités et risque de pauvreté. Rapport travail et cohésion sociale 2023, Analyses 2-2023. Luxembourg : STATEC.

Van Mechelen, N. & Janssens, J. (2017). Who is to blame? An overview of the factors contributing to the nontake-up of social rights. No. 17/08. Antwerp: University of Antwerp.

Van Oorschot, W. (1996). Modelling non-take-up: The interactive model of multi-level influences and the dynamic model of benefit receipt. In W. van Orschoot (Ed.), New perspectives on the non-take-up of social security benefits.7-59. Tilburg University Press.

Van Oorschot, W. (2002). Targeting welfare: on the functions and dysfunctions of means-testing in social policy. In P. Townsend & D. Gorden (Eds.), World poverty: new policies to defeat an old enemy. 171-193. Bristol: Policy Press.

Warin, P. (2008). Le non-recours par désintérêt : la possibilité d’un « vivre hors droits ». Vie Sociale, 1(1), 9–19.

Warin, P. (2017). Le non-recours aux politiques sociales. Grenoble: Presses universitaires de Grenoble.


1. Basé sur : Franziskus, A. et Guio, A.-C. (2024). Précarité et (non-)recours aux aides financières au Luxembourg : une étude qualitative. Luxembourg : LISER, février. Cette étude a été commanditée au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) par la Chambre des Salariés du Luxembourg (CSL). Elle a bénéficié du soutien méthodologique et scientifique de l’Institut national de la statistique et des études économiques du Grand-Duché de Luxembourg – STATEC (Anne Franziskus). Le LISER est seul responsable des pistes de réflexions proposées.

2. Voir Amétépé (2010) et Amétépé et Hartmann-Hirsh (2010) pour le non-recours au revenu minimum (REVIS), Górczyńska-Angiulli (2023) pour le non-recours à l’allocation de loyer et STATEC (2022a et 2022b) pour le non-recours à l’allocation de vie chère et l’allocation de loyer. Le non-recours aux autres allocations n’a pas été couvert à notre connaissance.

3. Certaines de ces pistes ont fait l’objet d’échanges avec l’Observatoire des politiques sociales au Luxembourg et relayées dans sa note au formateur du Gouvernement, voir Observatoire des politiques sociales (2024).