L’institution École – une institution en changement

L’École est une institution dont la mission consiste non seulement à transmettre des compétences par des personnes qualifiées aux apprenants, mais aussi à leur transmettre des valeurs et les éduquer et former pour réaliser leur vie en société.

Mais qu’est-ce une institution ? Ce sont des organisations publiques et étatiques qui ont une mission définie dans le temps comme institution. Ainsi on connaît de nombreuses entités qui remplissent ce critère comme le Parlement, les Chambres professionnelles, les Cultes, la Croix-Rouge, l’Enseignement et la formation ou encore le mariage ou ses formes actuelles, etc.

On peut, au vu de cette situation, parler de formes d’existence permanente et d’interaction sociale dont son fondement résulte de la culture respective et est assuré par la société dans laquelle elle existe. Autrement dit, l’institution existe dans son contexte conditionné par son mandat qui peut être maintenu ou peut être modifié suivant les développements sociétaux.

Ce dernier élément, le changement, est aujourd’hui, avant tout au vu du basculement de notre société vers une autre, en cours de nous défier. Pour Zygmunt Bauman[1], les modèles de société, tel que le contrat social, qui avaient pris forme dans les différentes phases humaines précédentes, sont mis en doute alors que la privatisation, la libéralisation, la déréglementation et la sous-traitance se présentent comme l’alternative à adopter. Ces nouveaux « dieux » des esprits du libéralisme se maintiennent malgré les crises qui pointent avec force leur nez tel que l’appauvrissement d’un nombre significatif d’humains, les catastrophes écologiques ou encore les affrontements ouverts ou cachés à travers le monde.

Mais revenons vers l’institution École et regardons comment cette dernière est également soumise à ces changements, puisqu’elle fait partie de cette société en mouvement.

En premier lieu, il faut malheureusement constater que l’École est rafistolée en permanence pour répondre aux exigences croissantes et de plus en plus individualisées. On exige d’elle de s’adapter aux divers besoins singuliers en provenance aussi bien des institutions, acteurs économiques ainsi que d’un nombre croissant d’apprenants voire de leurs représentants.

Mais est-ce vraiment sage de raccommoder de façon continue l’École en adaptant sans circonspection l’existant. Une des raisons à cette fureur de modification se trouve probablement dans le constat que chacun qui a fréquenté l’École se croit être un expert. Outre ce constat, il y a lieu de constater que la commercialisation de l’Éducation est devenue un marché similaire aux autres marchés comme, par exemple, celui de la Santé.

Si nous ne voulons pas détruire cet outil qui nous permet, à l’instar de l’environnement parental qui a également changé, d’éduquer et former des citoyens responsables, ne nous faut-il pas, au vu du monde dans lequel nous vivons, former des personnes qui sont capables de se qualifier pour vivre dignement et par ce biais de réfléchir en connaissance de cause au comment remodeler ce monde balloté par ces crises multiples. Pour répondre à cette situation qui actuellement nous met au défi, il faudrait, comme le formule Bernard Delvaux, réaliser que : « Il est temps de tourner la page du projet scolaire de la modernité, de penser les contours d’une nouvelle institution éducative commune, d’endiguer l’invasion des marchands d’éducation. »[2]

Mais avant de nous pencher sur le comment faire de l’Éducation à nouveau un pilier central de notre société, il faut être conscient qu’il y a des écueils qu’il faut non pas contourner mais inclure dans ces réflexions.

Mais quels sont ces écueils ?

Commençons par les acteurs quotidiens de l’Éducation, dont un certain nombre sont apparemment hostiles par principe à chaque réforme. En effet, ils sont opposés à des réformes qui touchent de manière directe ou indirecte à leur quotidien. Au contraire des autres pays, au Luxembourg s’ajoutent comme frein aux réformes, des enseignants bien formés comme experts d’une matière, mais sans nécessairement intégrer les compétences pédagogiques qui tiennent compte de la complexité de l’apprenant, comme le constate Jean-Marie Wirtgen, Président/Observateur de l’OEJQS[3] :

„Unsere Sekundarschullehrer werden als Fachlehrer ausgebildet. Insgesamt wird die Bedeutung des einzelnen Lehrers und seine Unterstützung für den Schüler unterschätzt. Wir schneiden beim Faktor ,Teacher support‘ international nicht gut ab. Dabei ist er für das personalisierte Lernen extrem wichtig. Eine gezielte Förderung ist nicht nur für Schüler mit Lernschwierigkeiten zentral, sondern auch für die, die schneller lernen. Der Einheitsbrei muss aufgebrochen werden. Das setzt andere Methoden voraus, wie den Projektunterricht oder problembasiertes Lernen. Wir setzen zu sehr auf repetitives Lernen, Prüfungen und klassische Noten[4].“

Cette situation générale et particulière fait qu’on évite, par différentes tactiques subtiles, d’associer les enseignants concrètement à ces réflexions. Mais, ne pourrait-on pas réfléchir à des stratégies relatives au comment les associer comme acteurs ?

On pourrait encore mentionner d’autres exemples d’obstacles à la mise en œuvre d’un système d’éducation et de formation qui permet aux apprenants de devenir des citoyens responsables : la mise en place de nouvelles structures et mesures qui puisent parmi les bonnes intentions (si l’on est gentil) mais qui ne sont en réalité que le résultat d’interprétations d’études ou la conclusion de réflexions biaisées par la méconnaissance d’une situation complexe associée à une conviction personnelle.

Au Luxembourg, où l’on constate des situations analogues, s’ajoute en outre la réduction à un minimum de la consultation des différents acteurs. L’auteur de ce texte se souvient d’un temps où, dès le début de la construction d’un dispositif ou de l’acceptation d’un concept, on prenait le temps de se concerter.

Mais revenons à la mise en place d’une École qui forme des personnes capables de se qualifier en vue d’une vie correcte et ceci dans le contexte d’un monde sérieusement agité.

Une des premières questions qui se posent est la suivante : voulons-nous réformer (transformer en vue d’améliorer) ou voulons-nous révolutionner (transformer radicalement en innovant) ?

Si nous analysons la situation actuelle, c’est-à-dire la vitesse et la mise à jour de l’abondance de données et d’informations qui nous parviennent par de nombreux canaux que nous procure la digitalisation, ne serait-il pas plus judicieux de mettre en place une nouvelle approche. Autrement dit, l’École est dans une situation qu’on peut caractériser de profondément tourmentée. Or, par rapport à cette situation face à laquelle il faudrait mener une réflexion profonde, on observe une mise en doute par aussi bien les « passéistes » (de mon temps tout était mieux) que par ceux qui savent mieux ce qui est bon pour notre École peu importe qu’ils proviennent d’un des extrêmes, qu’ils comptent parmi les défenseurs de leur situation ou du politiquement correct.

Malgré cette stagnation, il devient absolument nécessaire qu’on se mette autour d’une table pour réfléchir à la façon dont nous pouvons mettre en œuvre un système d’éducation et de formation qui répond aux défis du futur, et ce, dans l’intérêt en premier lieu de l’apprenant et non de ceux qui apparemment savent ce qu’il faut qu’ils apprennent.

Si l’on est donc conscient de ce défi qui concerne l’apprenant, je ne voudrai pas donner de conseils aux personnes (y inclus les apprenants) qui sont prêtes à délaisser leur vision actuelle pour discuter d’une nouvelle École. Néanmoins, je me permets de faire quelques observations, abstraction faite des remarques ci-dessus, qui peuvent éventuellement donner matière à réfléchir et à offrir de nouvelles approches.

Premier constat, l’enseignement est depuis les premiers temps de l’histoire humaine dépendant des grandes évolutions dans les différentes sociétés et les décisions sont influencées par ces nouveaux développements.

Sans vouloir rentrer dans les différentes périodes de l’histoire, jetons un regard sur les changements en cours. Nous nous trouvons actuellement à un moment charnière entre l’ère industrielle qui, au lieu de se réinventer, s’adapte timidement, même si certains des acteurs ont compris ce défi, et un futur informatique qui se développe de façon fulgurante tout en modifiant notre façon de vivre[5]. Cette opposition entre garder l’existant d’hier et l’adaptation à l’aujourd’hui sans se mettre en question se retrouve également dans bon nombre d’autres contextes tels l’environnement, l’éducation et la formation y compris l’enseignement, le droit, le social, etc.

Deuxième constat, les technologies numériques envahissent notre quotidien à tous les niveaux comme l’apprentissage, le social, la culture, la politique, la santé, etc. Elles ne définissent pas seulement notre façon de vivre, mais influencent significativement le fonctionnement de notre société. Prenons comme exemple l’intelligence artificielle. On a l’impression qu’il y a un nouveau dieu qui nous permettra de nous faciliter la vie en prenant les décisions sur nous et pour nous. Sans vouloir considérer cette technologie comme diabolique, il faudrait néanmoins ne pas l’adopter comme le préconisent certains sans se poser des questions sur le comment cette « intelligence » va prendre ces décisions. Ce n’est pas aux experts, qui sont ceux qui développent les algorithmes, de décider des résultats (décisions) qu’ils veulent en tirer[6], mais la société.

Troisième constat, la société vit une situation, catalysée par la crise COVID, qui oppose la personne et sa compréhension individualiste, au sens égoïste, de son environnement et la notion humaniste et sociale de notre société.

Le philosophe belge Mathieu Pelletier[7] mentionne 4 dangers qui découlent de cette attitude :

1. Un danger pour la démocratie.

Il se réfère au philosophe Alexis de Tocqueville qui considère que le repli sur soi a comme conséquence un renoncement à participer à la vie en société.

2. Un danger pour la cohésion sociale.

En référence de ce que constate Baumann ci-dessus par rapport au changement de société, Pelletier cite le philosophe Émile Durkheim qui mentionne « le risque de rejet de ce qui est imposé par d’autres et le refus de toute entrave aux choix personnels et individuels. » et conclut par la question suivante « Comment fait-on pour avoir une cohésion sociale, quand chacun évolue de façon de plus en plus privée ? »

3. Le danger de la fin potentielle du changement social et des mouvements sociaux en général.

Ce danger qui soulève le problème de « l’action collective » et il retient que « pour qu’il y ait un mouvement social, il faut un but commun, des valeurs communes, un monde rêvé commun et cela semble être de moins en moins le cas de nos jours. »

4. Un danger psychologique.

Concernant ce danger, Alain Ehrenberg, mentionne dans son livre La fatigue d’être soi que « si l’individualisme grandit, certes l’individu gagne en liberté, mais en fait, il perd en solidité et en certitudes, puisqu’il devient responsable de multiples choses dans la construction de sa vie. Et cela le rend fragile et inquiet. Là où jadis, il était  porté par le groupe, le voilà responsable de nombreux choix compliqués pour sa réussite, ce qui pourrait expliquer l’explosion des dépressions et même des suicides aujourd’hui. »

Au vu de ces réalités qui conditionnent la vie dans la société dans laquelle nous vivons, l’institution École peut, doit jouer son rôle de préparation des êtres humains dont elle est en charge à rétablir une société humaine qui est capable de mettre en place une conception du monde respectueux de tous les éléments de son environnement.

Or, ce travail n’est pas une montagne à surmonter puisque, à côté des éléments négatifs qui influencent notre monde et conditionnent notre vie, nous avons la chance d’avoir d’un côté les savoirs, les technologies et les outils et de l’autre les volontés et les engagements pour changer et sauver notre terre.

Mais attention, pour y arriver, il ne suffit pas de transmettre simplement la manipulation technique, comme nous le faisons actuellement, c’est-à-dire qui n’est rien d’autre que d’adapter aux nouvelles technologies, mais mettre l’individu en situation de comprendre la logique sous-jacente. Nous devons rendre compétents les êtres responsables de l’avenir pour qu’ils puissent utiliser à bon escient les différents éléments à disposition.

Il est donc urgent et important que l’institution École se meuve de son ancien rôle de concevoir et contrôler l’éducation pour produire des personnes qui correspondent aux normes de l’ère industrielle vers un rôle de changement ou comme le dit Max Thinius[8] : « Die Vorstellung, dass wir gute Bildung gestalten und kontrollieren können ist vorbei. Das werden wir weder über die Institutionen der Schulen und Hochschulen schaffen, schon gar nicht über die Ministerien. Daten, Informationen und Eindrücke sind überall und können schon längst nicht mehr kanalisiert werden. Dazu ist das Tempo und die Menge der Informationen viel zu groß. »

Même si ce sont les projections d’un futurologue qui se réfère aux développements actuels, son constat nous fait entrevoir une situation possible de l’institution École, et ce, dans un futur pas éloigné. Il est donc urgent que nous nous mettions autour de la table pour discuter fondamentalement du comment voulons-nous concevoir cette institution et ceci au vu des changements actuels et futurs.


1. Bauman, Z. (2000) Liquid Modernity. Cambridge: Polity Press.

2. Une toute autre école, Bernard Delvaux, Girsef-UCL (Pensées libres), Louvain-la-Neuve, 2015.

3. Observatoire national de l’enfance, de la jeunesse et de la qualité scolaire.

4. Interview dans « Luxemburger Wort Politik 25.11.2023 ».

5. Pour plus d’informations lire le bloc-notes : https://www.penserletravailautrement.fr/mf/2024/02/les-technologies-numeriques-nouvelle-rubrique.html accédé le 16.04.2024.

6. Livres de la Prof. Dr. Katharina Zweig TU Kaiserslautern : Die KI war’s! Von absurd bis tödlich et Der Algorithmus Hat Kein Taktgefühl. Plus d‘Informations sur http://aalab.cs.uni-kl.de/gruppe/zweig/ accédé 25.04.2024.

7. https://www.rtbf.be/article/les-4-dangers-de-l-individualisme-expliques-par-la-philosophie-11078039 accédé 16.04.2024.

8. https://maxthinius.de/was-gute-bildung-so-wertlos-macht/ accédé 16.04.2024.