Le système capitaliste traditionnel a changé, selon le constat de l’économiste Branko Milanovic dans son récent livre Capitalism, Alone (2019), mais aussi dans un article de 2020[2]. L’économiste met en garde contre un nouveau type d’inégalité qu’il nomme « homoploutia » et qui se caractérise par une double concentration de richesses. Plus précisément, Milanovic et Berman ont fait l’analyse que les personnes qui perçoivent les plus hauts revenus du capital sont de plus en plus souvent les mêmes qui touchent les revenus du travail les plus élevés. Cette évolution, contraire à la pensée classique du capitalisme selon laquelle les capitalistes qui vivent de leur (revenu du) capital sont une population distincte des travailleurs qui vivent de leur (revenu du) travail, met en avant un changement structurel du capitalisme traditionnel.
Ainsi, d’après ces résultats reposant sur des données nord-américaines couvrant jusqu’à 60 années, les deux chercheurs montrent que les riches rentiers sont de plus en plus souvent aussi des salariés disposant de revenus du travail très importants. En 2020, 28% des ménages appartenant aux 10% des plus riches en revenu du capital étaient ainsi aussi parmi les 10% des plus riches en revenu du travail aux États-Unis. Or d’autres pays occidentaux ont des taux qui s’approchent fortement de ceux-là, confirmant une tendance générale vers l’homoploutie.
Partant, la question se pose si ce constat, confirmé pour les États-Unis, mais aussi pour l’Europe, est un phénomène qui est également valide et perceptible au Luxembourg.
L’Homoploutie au Luxembourg
Une telle analyse des faits est possible en regardant combien de ménages riches en revenu du capital sont aussi riches en revenu du travail, si bien qu’ils se situent en même temps dans le cinquième quintile (Q5)[3] des deux sources de revenus. Dans le graphique ci-dessous, on peut observer depuis 1985 l’évolution de cette part de la population doublement riche au Luxembourg : le mouvement de cette double concentration des revenus (capitaux et travail) laisse peu de doute quant à la réponse relative à l’éventualité de voir ce phénomène observé par Milanovic aux États-Unis se produire au Luxembourg.
En effet, entre 1985 et 1995, environ 20% des ménages appartenant au cinquième quintile des ménages les plus riches en revenus du capital se trouvaient aussi dans le quintile des ménages avec les revenus du travail les plus élevés. Ce taux a graduellement augmenté jusqu’en 2007 pour atteindre son maximum de 32% ; ceci signifie qu’en 2007 près d’un tiers des ménages disposant des revenus du capital les plus élevés étaient aussi ceux avec les revenus du travail les plus hauts. Entre 2007 et 2010, ce taux a baissé de trois points, mais, depuis lors, il est de nouveau en légère hausse, de manière à se retrouver en 2019 de nouveau à 31%.
Pour des raisons méthodologiques d’échantillons trop petits, l’analyse ci-dessus a été faite au niveau de quintiles et pas au niveau de déciles[4]. Toutefois, le même constat est aussi confirmé par l’analyse des déciles, même si l’évolution a été moins dynamique. En effet, en 2019 19,4%[5] des ménages dans le dixième décile des revenus du capital l’étaient aussi dans le revenu du travail, alors que ce taux ne s’élevait à seulement 14,6% en 1991.
La prépondérance de l’« homoploutie » (que nous francisons ici), c’est-à-dire de la double concentration des revenus des capitaux et des revenus du travail les plus confortables, est donc effectivement non seulement le problème des États-Unis, mais affecte aussi le Luxembourg ainsi que probablement d’autres pays développés. Avec l’émergence de nouvelles formes de rémunération, le système classique du capitalisme, selon lequel il existe une claire distinction entre celui qui travaille (le travailleur) et celui qui investit (le capitaliste), perd donc une de ses caractéristiques intrinsèques.
Sources et problèmes liés à ce concept de l’« homoploutie »
Deux changements économiques majeurs renforcent, voire causent le phénomène ici décrit et sont même en progression.
D’un côté, la hausse extrême des rémunérations des cadres dirigeants dans les grandes entreprises depuis les années 1980, en partie due à la forte baisse des taux d’imposition marginaux dans les pays occidentaux[6], rend l’éventualité du travail de plus en plus attractive pour les rentiers. En effet, certains rentiers, disposant de revenus du capital suffisamment élevés pour ne pas devoir travailler, peuvent décider tout de même d’entrer sur le marché du travail (le manque à gagner de ne pas travailler ayant augmenté), stimulés par la perspective d’atteindre de tels niveaux de salaires extrêmes qui sont distribués seulement à une faible part de salariés, notamment les cadres dirigeants. Ainsi, les personnes riches en revenus du capital accumulent aussi des revenus du travail.
De l’autre côté, cette hausse extrême des rémunérations des cadres dirigeants ouvre la possibilité aux travailleurs d’investir dans du capital qui va ensuite générer des revenus potentiellement élevés. Il s’ajoute que de nouvelles formes de rémunération telles que les stock-options, souvent réservées aux salariés les mieux rémunérés, créent une relation entre salaires et revenus du capital. De cette manière, les personnes riches en revenus du travail commencent à accumuler des revenus du capital.
Ces deux effets sont sans doute, au moins en partie, responsables de l’émergence de cette nouvelle élite économique que représente l’« homoploutie ». Toutefois, ces changements économiques et cette double concentration qui en résulte n’auraient probablement pas été possibles sans les changements structurels et politiques depuis les années 1980, notamment la baisse graduelle des taux d’imposition marginaux, la baisse des impôts sur les revenus des capitaux et l’abolition quasi-complète des impôts sur le patrimoine.
Or, l’établissement même d’une telle élite économique qui compte à la fois parmi les plus riches en revenus du travail et en revenus du capital amplifie davantage les inégalités économiques ; à lui seul, selon Milanovic, ce phénomène est responsable pour un cinquième de la croissance des inégalités aux États-Unis. Du fait de l’accouplement assortatif[7], tout comme les inégalités d’accès à l’éducation qui favorisent cette nouvelle élite économique, les inégalités s’auto-entretiennent et constituent un cercle vicieux. Il parait dès lors indispensable de s’attaquer à cette nouvelle forme d’inégalité à l’aide d’une réforme fiscale juste et équitable, afin d’éviter que les inégalités de revenu, mais aussi les inégalités en général ne se creusent davantage et ne menacent pour de bon la cohésion sociale. Car, selon Milanovic, la genèse de cette nouvelle élite risque, entre autres, de compromettre le processus démocratique, avec une influence grandissante de cette nouvelle « classe » sur la politique et l’économie.