Pourtant, l’héritage est au cœur de la question économique et sociale des inégalités, et les économistes de pratiquement tous horizons, jusqu’à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), soulignent dorénavant comme incontournable sa nécessaire imposition, a fortiori en ligne directe[1]. En moyenne entre 2018 et 2021, on dénombrait au Luxembourg un héritage passible d’un droit de succession pour quatre et demi exemptés ; il existe donc là un gisement potentiel de recettes utiles afin de réaliser l’égalité des chances, sans doute, mais surtout des espoirs et des conditions en réduisant les écarts liés au milieu d’origine.
Héritocratie ?!
Nous empruntons à Paul Pasquali le titre de son dernier ouvrage[2] pour le transposer du monde de l’éducation à celui de la fiscalité. Ce sociologue y dévoile comment, dans la méritocratie à la française où les grandes écoles en sont le prestigieux symbole et la valorisante vitrine, les filières d’élite ont développé de manière processuelle et dynamique au fil de l’histoire tant « une capacité d’action et de résistance pour défendre leurs intérêts, leur autonomie et leur modèle » qu’une « capacité à freiner et contourner les projets de réformes contraires à leurs intérêts ». Ainsi le mérite prôné est-il in fine avant tout une question d’héritage culturel (et économique) consacré comme un privilège mérité, grâce auquel les élites se perpétuent. D’autres, comme le philosophe Michael Sandel, remettent pour leur part en question la méritocratie états-unienne, où l’Ivy League symbolise la perpétuation d’un élitisme culturel et social, et, à l’instar de l’économiste et juriste Daniel Markovitz, dénoncent l’imposture méritocratique au centre des inégalités économiques grandissantes et du dysfonctionnement social et politique[3].
Dans le système fiscal luxembourgeois, le pouvoir et l’autorité ne seraient-ils pas aussi, et de longue date, dans les mains des héritiers (et des légateurs et autres testateurs) ? Il est en effet dans l’intérêt des classes aisées et fortunées à la fois de défendre un modèle fiscal où patrimoine et revenus du capital sont peu ou pas imposés[4] et de freiner, voire d’empêcher des réformes de la fiscalité. A fortiori, ceci s’opère d’autant plus simplement que la stratégie nationale pour renforcer la « compétitivité » repose sur l’installation de nouveaux ménages aisés, détenteurs potentiels de capitaux[5], et fait rimer « compétitivité » avec privilèges fiscaux d’une minorité agissante.
Dans le respect de l’apparente méritocratie ambiante, il parait ainsi largement curieux et incohérent que le Luxembourg laisse octroyer « au mérite » d’énormes bonus passablement défiscalisés[6] et autorise en outre l’exemption de la transmission de ces bonus accumulés ; sauf si, bien sûr, mériter, c’est hériter (et profiter des avantages de la naissance)… On se remémorera à ce sujet l’appel aux premiers déciles français à « travailler plus pour gagner plus », pendant que, dans le même temps, l’héritage du dernier décile était partiellement défiscalisé dans une invitation à patienter plus pour gagner plus. À chacun selon son mérite, mais selon deux poids deux mesures ?
D’après une enquête sommaire de novembre 2020, 50% des électeurs ressentent la société luxembourgeoise comme injuste ; parmi les thèmes qui les préoccupent le plus (affichant plus de 40% des répondants), on retrouve, par exemple, l’accès à un logement abordable, les écarts de prospérité, les opportunités d’avenir des enfants, la cohésion sociale ou la justice fiscale. En dépit de cela, l’acceptabilité de droits de succession en ligne directe, qui pourrait offrir une source d’apaisement à ces préoccupations, apparait très faible : 75% des électeurs expriment leur défaveur à l’extension de l’imposition à l’héritage en ligne directe[7].
Ce rejet a priori massif n’est vraisemblablement pas homogène : d’aucuns défendent sans doute la dernière niche fiscale du Luxembourg ou bien un attrait provoquant le désir du segment de personnes (très) fortunées ; certains se projettent sûrement dans la situation de riches familles multipropriétaires avec l’espoir qu’un jour, par chance, ils pourraient bien eux-mêmes en être ; quelques-uns voyant même dans l’héritage de plus en plus tardif un gain fortuit, comparable à la loterie, offrant un possible départ anticipé à la retraite ; plusieurs veulent certainement défendre leurs maigres possessions acquises par un dur labeur et protéger dans une vision dynastique leur famille d’une préemption publique ; d’autres encore, victimes de biais cognitifs, se sentent possiblement concernés par une réforme qui ne vise pourtant que les plus fortunés auxquels ils sont loin d’appartenir (biais de supériorité à la moyenne) ou méconnaissent l’étendue des clivages qui séparent la société (biais de sous-information), ce qui, en l’absence de données publiques et de médiatisation des enjeux, parait logique.
Nombreux trouvent probablement aussi que les divergences de fortune se justifient par le travail, le talent ou le mérite ; cela est d’autant plus dommageable dans une méritocratie dévoyée qu’il apparait, dans les travaux du sociologue Jonathan Mijs, que plus la croyance en elle se diffuse, plus les inégalités se développent et, de même, que plus l’on vit dans un contexte d’inégalités croissantes, plus on est convaincu qu’elles résultent d’une situation méritée et juste, à la fois pour les gagnants et pour les perdants, et moins on se soucie des inégalités[8] !
Faut-il y voir là la victoire culturelle de la classe supérieure, de l’élite distincte de toute société, dont l’économiste Branko Milanovic, qui a accordé un entretien à Improof, dit qu’elle recourt à « l’idéologie pour faire passer son propre intérêt pour l’intérêt général afin de maintenir son hégémonie sur ceux qu’elle domine »[9], et aussi, pourrait-on ajouter, en vue de justifier et chercher à garantir cette domination.
Selon Milanovic, « L’élite investit fortement dans sa progéniture et dans le contrôle politique. L’investissement dans l’éducation de leurs enfants permet à ces derniers de maintenir un revenu du travail élevé et le statut élevé qui est traditionnellement associé à la connaissance et à l’éducation. L’investissement dans l’influence politique permet à l’élite d’écrire les règles de l’héritage, de sorte que le capital financier soit facilement transféré à la génération suivante. Ces deux éléments réunis (éducation acquise et capital transmis) permettent la reproduction de la classe dirigeante. » Ainsi, les opportunités entre les plus aisés et les moins bien lotis sont divergentes : « Non seulement [les premiers] peuvent compter sur un héritage plus important, mais ils bénéficieront également d’une meilleure éducation, d’un meilleur capital social obtenu grâce à leurs parents et de nombreux autres avantages intangibles de la richesse. »[10] Les seconds ne pourront dès lors pas s’accomplir par leur mérite dans la même mesure que les premiers et subiront notamment toute la violence symbolique de l’école, où la réussite tient selon la croyance du don ou du mérite (que le système de classement fait intérioriser aux élèves et à la société), sans que personne n’y explique les « héritiers » et la disqualification économique et politique.
La mécompréhension et la justification des inégalités relèvent aussi de l’expérience individuelle dans des espaces socialement homogènes, entre personnes appartenant à des groupes privés et professionnels dont les caractéristiques sociales, culturelles ou géographiques présentent de fortes ressemblances[11]. Dès lors, non seulement les inégalités de revenu se creusent-elles au sein d’une société, mais plus l’éloignement social et territorial[12] entre personnes « méritantes » ou « moins méritantes » se marque et plus ces inégalités deviennent imperceptibles.
Pourtant, des travaux, repris aussi par l’OCDE dans son argumentaire, montrent qu’une partie de l’opinion peut bouger et évoluer lorsqu’elle est mieux informée, d’abord sur le système fiscal lui-même (qui est largement méconnu des citoyens), ensuite sur la position réelle de ceux-ci dans la hiérarchie des revenus et des patrimoines ainsi que sur les enjeux et l’ampleur des fossés qui clivent la population par ce biais des successions. Par ailleurs, il y a fort à parier que ces mêmes électeurs, s’ils étaient interrogés sur la question, refuseraient probablement à plus de 75% que le pouvoir politique soit transmis héréditairement, si bien que le fait qu’ils acceptent a priori que le pouvoir économique le soit, en refusant les droits de succession en ligne directe, relève sans nul doute de cette même situation de mésinformation.
Les enjeux autour des successions
La question des successions est un phénomène pour le moins truffé de vices cachés ; l’héritage en devient source de désordre public tant il génère des inégalités au détriment, notamment, de la justice sociale. La législation luxembourgeoise est en effet extrêmement favorable aux transmissions du patrimoine familial de génération en génération, de sorte que ni la fortune familiale ni les inégalités patrimoniales n’ont à en souffrir. Le Conseil économique et social ne s’y trompe par conséquent pas lorsqu’il affirme en 2018 que « l’utilité économique de l’impôt [sur les successions] est théoriquement identifiée comme “moyen de limiter l’inégalité de la répartition des richesses ou d’enrayer la concentration excessive de celle-ci” ». Au Luxembourg, il reste cependant largement inopérant.
D’après le chercheur Antoine Paccoud, « Le rôle important de l’héritage dans la détention foncière est une donnée empirique importante »[13], les résidents étant d’ailleurs de manière générale davantage attachés au patrimoine immobilier que mobilier, y compris chez les plus fortunés : « La tendance générale des personnes très riches à délaisser l’immobilier dans leurs investissements [Ndr : telle que détectée par Thomas Piketty en 2014] ne semble pas se confirmer au Luxembourg »[14].
Tous les articles sur la question de l’économiste Thomas Piketty et consorts ont montré le retour de l’héritage pour tous les pays occidentaux testés. L’OCDE s’est récemment attardée sur la question des successions[15] et confirme cette analyse.
On sait que 9% des résidents luxembourgeois disposaient en 2018 d’un patrimoine net supérieur à deux millions d’euros. Or, aux yeux de l’OCDE, en présence d’un papy-boom et des tendances récentes en matière de prix des actifs, les transmissions de patrimoine pourraient augmenter en valeur et en nombre, ceci ne manquant alors pas de continuer à aggraver les inégalités de patrimoine intragénérationnelles parmi les classes d’âge les plus jeunes, voire d’âge moyen si les successions se font plus tardivement.
En effet, les inégalités causées ou amplifiées par l’héritage peuvent être analysées dans deux perspectives différentes : soit en regardant les inégalités entre héritiers et non-héritiers (intergroupes[16]) où les héritiers ont un patrimoine significativement supérieur au patrimoine des non-héritiers, soit en analysant les inégalités intragroupes, c’est-à-dire entre les seuls héritiers, en raison d’un niveau d’héritage qui diffère considérablement. Ces deux types d’inégalités, quoique différentes, sont complémentaires. De manière générale, en décomposant les inégalités entre ces deux mécanismes, on observe que plus de trois quarts des inégalités causées par l’héritage au Luxembourg (telles que quantifiées par l’indice de Gini[17]) sont provoquées par le jeu des inégalités intergroupes, pendant que près d’un quart de ces inégalités sont explicables par les variations intragroupes.