Du clic à la crise : le coût caché du confort numérique

Vous les voyez aussi ?

Ces messagers de la nuit sillonnent la ville sur leurs fidèles vélos, un sac aux teintes éclatantes – souvent plus large qu’eux – solidement arrimé sur le dos. On les croise à chaque coin de rue, leur insigne de vassalité bien en évidence, soldats d’un empire numérique qui leur refuse jusqu’à leur propre monture. Car étrangement, leurs vélos sont souvent des Vél’OH, ce système de vélos électriques subventionnés par la collectivité.

On les remarque surtout lorsqu’ils nous “importunent”, zigzaguant entre les voitures climatisées et rutilantes. Ces bolides d’acier de plus d’une tonne, eux, ne sont jamais une menace.

Non, le danger, c’est cette silhouette fluette qui tente d’arracher une minute à l’horloge impitoyable, dans l’espoir que la prochaine course paiera peut-être son dîner.

Et pendant ce temps…

Elle, citadine moderne, regagne son nid chaleureux après une longue journée de travail, ayant bravé son défi final : les bouchons de fin de journée. La famille, éparse tout au long de la journée, se reforme pour quelques instants volés. Les enfants, tout juste extraits de la maison-relais, envahissent le salon. Le mari, las de ses combats quotidiens, dépose enfin l’armure – cravate et mocassins – avant de s’effondrer devant un écran hypnotique.

Mais la question du repas se pose, redoutable. Cuisiner ? Trop médiéval. Ce soir, ce sera festin… digital ! D’un doigt expert, ils invoquent les mages invisibles de la restauration en ligne. Italien, chinois, kebab, indien… tout est là, à portée de clic, avec la promesse d’un festin imminent. L’illusion du contrôle est parfaite.

Pour apaiser le temps d’attente, elle glisse un livre inspirant dans son panier Amazon. Une robe aussi, parce que, après tout, la mode, c’est du bien-être. Et comme par enchantement – ou plutôt, grâce à un algorithme omniscient – une offre de consultation de style gratuite s’affiche. Que la modernité est généreuse ! Pendant ce temps, son fidèle compagnon trinque avec sa bière, absorbé par une réalité soigneusement scénarisée par Netflix.

Enfin, le repas arrive.

Un des chevaliers du bitume a traversé la tempête – qu’elle soit de pluie, d’indifférence ou de mépris – pour déposer l’offrande devant la porte. Rémunéré à la course, sans revenu fixe, il repart sans un mot, déjà absorbé par une nouvelle convocation numérique. Peu importe si l’emballage dégouline et que le repas tiédit. L’essentiel est ailleurs : ne surtout pas ralentir, ne surtout pas réfléchir.

Les barquettes en aluminium et plastique sont englouties aussi vite que leur contenu. La réduction des déchets ? Un noble combat… pour demain.

Pendant qu’ils dégustent leur repas, discutant de leur journée, ils se lamentent sur la disparition des commerces individuels de proximité, plus de cafés, plus de restaurants, plus rien à voir, cette offre des grandes chaînes avec leur offre standardisée, dépourvue d‘âme … et ces livreurs en vélo qui roulent dans tous les sens.

Ceci est, bien évidemment, une caricature.

Envie d’en rire ? Je vous propose de regarder ce sketch de Johann König, qui capture l’absurdité de ce phénomène : Regardez ici.

La réalité est plus nuancée, mais la tendance reste évidente. Ce scénario extrême imagine un mode de vie où la recherche du confort immédiat prime sur la qualité et le lien social. Une société où tout devient accessible d’un simple clic, où la gratification instantanée façonne nos habitudes de consommation et redéfinit nos rapports avec le commerce local. Par moments, on a l’impression de se retrouver dans le film d’animation Wall-E de Disney (une recommandation, même pour les grands), sorti en 2008… ou était-ce, en réalité, une vision prémonitoire ?

L’œuf ou la poule ?

Le phénomène décrit reflète une réalité grandissante : le commerce, l’Horesca et l’artisanat subissent les lourdes conséquences de la transition vers le commerce en ligne avec leur offre standardisée dominée par quelques monopoles mondiaux. Les petites boutiques, ces restaurants indépendants autrefois synonymes de lieux de rencontre et d’échange, disparaissent peu à peu, asphyxiés par leurs frais fixes et la domination des plateformes numériques.

Les livreurs anonymes, cette gêne dans le trafic, vivent dans des conditions précaires. Nombre d’entre eux sont rémunérés à la course, sans salaire fixe, contraints d’emprunter les vélos subventionnés par la collectivité. Une étude menée par Copenhagen Economics révèle que ces travailleurs sont principalement des étudiants, des travailleurs indépendants ou des retraités, attirés par la flexibilité offerte par ces emplois à temps partiel.

Le commerce traditionnel cède place à la logistique, moins coûteuse, aux produits standardisés, rationalisés et anonymes. Et au final… prendre son apéritif à la maison nous épargne non seulement les risques d’accidents (et d’amendes en cas de contrôle), mais nous permet aussi de faire… nos courses en ligne, n’est-ce pas ?

Croissance du e-commerce et impact sur le commerce local – un phénomène global

Selon une étude de la fédération luxembourgeoise du digital ecom.lu, plus de 70% des consommateurs luxembourgeois effectuent des achats en ligne au moins une fois par mois. Cette tendance se traduit par une hausse significative des livraisons de colis. En 2021, environ 7 millions de paquets ont été distribués, doublant par rapport à 2017. Cependant, cette croissance profite majoritairement aux géants du e-commerce étrangers, les résidents du Luxembourg effectuant 87,5% de leurs achats en ligne sur des sites basés à l’étranger (source). Alors que les cartons et autres déchets sont traités localement, les coûts — qu’il s’agisse du recyclage ou de l’usure des routes empruntées par les camions Amazon — sont, une fois de plus, supportés par la collectivité locale : nous.

Cela met en péril les commerces de proximité, qui peinent à s’adapter à la concurrence en ligne. Moins de 10% des entreprises luxembourgeoises ont développé une offre de vente en ligne, plaçant le Luxembourg parmi les pays les moins avancés en matière de digitalisation commerciale.

Boutiques et plateformes : un duel inégal

Alors qu’une majorité de consommateurs exprime un attachement aux achats physiques, appréciant le contact humain et l’expérience sensorielle des boutiques traditionnelles, la tentation du confort numérique reste forte, alimentée par des plateformes offrant une gratification instantanée.

La réalité cachée : l’e-commerce n’est pas du commerce, mais de la logistique. Le commerce de proximité repose sur un équilibre fragile : des frais fixes élevés, notamment des loyers, imposent une masse critique de clients à atteindre dans un périmètre restreint. À l’inverse, l’e-commerce, qui repose davantage sur la logistique que sur le commerce à proprement parler, fonctionne avec des coûts variables et une flexibilité bien plus grande. Résultat : une force de frappe inégalée, une capacité à lisser les fluctuations et une domination progressive des géants du numérique sur les petits acteurs locaux.

Tout pour le consommateur

La logique du 24/7, bien qu’elle s’aligne avec une demande mondiale croissante de flexibilité et de prix compétitifs, engendre des conséquences désastreuses sur les conditions de travail des salariés dans les secteurs concernés, à l’échelle mondiale. Pour satisfaire ces exigences de coûts et de volumes, il devient nécessaire de délocaliser la production dans des régions où les droits des travailleurs sont systématiquement ignorés. Dans un contexte où cette dynamique s’intensifie à une vitesse fulgurante, il est légitime de se demander quelles alternatives viables pourraient émerger pour inverser cette tendance et rétablir un équilibre plus juste et durable.

Évolution des commerces : adaptation ou disparition ?

Accepter la défaite et laisser faire ? Une conséquence qui semble s’installer. À la clé : la fermeture progressive des magasins, cafés et restaurants… et, avec eux, la disparition d’emplois essentiels à la vie locale. À quoi ressembleraient nos villes sans ce tissu vivant d’échanges, de rencontres, de diversité ? Sans ces lieux qui rassemblent les gens, les histoires, les cultures ?

Des modèles hybrides comme réponse ? Transformer les espaces physiques en points de retrait pour les commandes en ligne – via le modèle du click & collect – pourrait offrir un second souffle aux commerces traditionnels, tout en répondant aux attentes contemporaines des consommateurs. Cette formule combine la simplicité du numérique avec le lien de proximité. Une piste prometteuse, certes, mais qui implique de relever plusieurs défis : investissements technologiques, charges locatives toujours présentes, et surtout, la nécessité d’atteindre une masse critique de clients pour rendre le modèle viable.

La vraie question est peut-être là : les clients sont-ils prêts, au nom du bien-être local, à payer un peu plus ?

Quel avenir pour les jeunes professionnels ? Ce commerce hybride requiert des compétences différentes de celles du commerce traditionnel. Que faisons-nous des jeunes qui aspirent à s’épanouir dans la vente et le service, remplacés par des plateformes numériques et de la logistique ? Devons-nous les envoyer livrer des pizzas tièdes à vélo ?

Solutions

Avec l’essor du e-commerce et des services en ligne, les attentes des consommateurs en matière de flexibilité et d’accessibilité ne cessent de croître. Face à cette transformation quasi inéluctable, les solutions envisagées peinent à faire plus qu’effleurer le problème.

Réforme des heures d’ouverture du commerce local proposée par le Gouvernement luxembourgeois

Pour y remédier, le Conseil de gouvernement a approuvé une proposition de loi sur la réglementation des heures d’ouverture dans le secteur du commerce et de l’artisanat. Ce projet, inscrit dans l’accord de coalition 2023-2028, vise à réformer et moderniser le secteur en réponse aux nouvelles habitudes de consommation des Luxembourgeois.

Les nouvelles plages horaires proposées par le projet de loi sont les suivantes :

  • Du lundi au vendredi : de 5h00 à 22h00
  • Le samedi, dimanche et jours fériés légaux : de 5h00 à 19h00
  • Le 22 juin ainsi que les 24 et 31 décembre : de 5h00 à 18h00

Cette réforme ambitionne d’offrir plus de flexibilité aux commerces individuels, en situation d’asphyxie. Toutefois, cette flexibilité pourrait se transformer en contrainte supplémentaire pour les petits commerces individuels. Avec des charges déjà lourdes et un personnel limité, ils risquent de se retrouver face à un dilemme : allonger leurs horaires au prix d’une surcharge de travail ou embaucher, sans garantie de rentabilité à court ou moyen terme. Pour un commerçant indépendant qui assume déjà des semaines de 60 heures en moyenne, ces nouvelles obligations pourraient se traduire par des coûts supplémentaires difficilement soutenables. Ne risque-t-on pas, sous couvert d’adaptation, de renforcer encore un peu plus la domination des grandes enseignes internationales, dotées de moyens logistiques et humains sans commune mesure ?

Les syndicats alarmés

Les syndicats considèrent cette évolution comme un signal d’alarme, menaçant des acquis durement obtenus au fil des décennies. “Plutôt que de traiter ces questions de manière concertée au sein du Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE), le gouvernement contourne délibérément cette instance tripartite et les principes du dialogue social à la luxembourgeoise, imposant ses décisions aux partenaires sociaux dans une posture résolument patronale“, dénoncent-ils. Unis dans leur opposition, les syndicats LCGB et OGBL ont même décidé de conjuguer leurs forces pour s’opposer fermement aux décisions du gouvernement actuel, libéral, et annoncent une action plus large prévue le 28 juin prochain.

Une photo parue dans Luxemburger Wort immortalise une première manifestation devant la Chambre des députés. Ironie du sort, des touristes asiatiques se sont invités dans l’image, jouant les “photobombeurs”. Selon le LW, ils se sont fait le plaisir de se joindre spontanément à cette manifestation. Face à l’importance du sujet, on peut se demander : s’agit-il d’une maladresse ou d’une insouciance de la part du photographe ? Suis-je la seule à y percevoir l’ironie, voire le manque de respect que cette photo véhicule ? On y voit des syndicats, garants d’une mission essentielle dans notre modèle social, capturés aux côtés de ceux dont l’économie façonne profondément nos modes de consommation, qu’ils soient en ligne ou standardisés. Pour moi, cette image soulève une réflexion sur la tension entre des valeurs de solidarité et des forces économiques mondialisées qui influencent nos vies.

Cette insouciance presque naïve, figée dans l’instant, met en lumière la complexité d’un système où ceux qui souffrent des conséquences d’un modèle économique sont, le temps d’une photo, rejoints par ceux qui en sont parfois des moteurs involontaires, à travers le tourisme de masse ou la consommation mondialisée.

Régulation et adaptation du modèle économique

Le développement rapide des plateformes de livraison a transformé notre façon de consommer, offrant une commodité inégalée tout en soulevant des questions éthiques et économiques. Si ces services facilitent l’accès à une grande variété de produits, ils fragilisent les commerces locaux en captant une part croissante de leur chiffre d’affaires tout en externalisant les coûts sociaux et fiscaux.

Équilibrer la concurrence : Ne serait-il pas pertinent d’imposer aux plateformes des cotisations sociales et des taxes supérieures à celles supportées par les commerces physiques ? (Rien que pour compenser les frais invisibles portés par la collectivité.)

Favoriser les commerces de proximité : Une réduction ciblée de la TVA pourrait leur donner un avantage compétitif et leur donner le souffle dont ils ont besoin pour entamer la prochaine étape.

Revalorisation des métiers locaux

Les commerces de proximité doivent également repenser leur modèle pour survivre face à ces mutations.

Soutenir l’innovation locale : Un accompagnement financier et technique pourrait les aider à développer leurs propres services de livraison mutualisés.

Former aux outils numériques : Une meilleure maîtrise des technologies permettrait aux commerçants de capter leur clientèle et de proposer des services en phase avec les nouvelles habitudes de consommation.

Créer des circuits courts de livraison : Des coopératives de livreurs salariés ou des partenariats encadrés avec des indépendants offriraient une alternative plus équitable et durable aux grandes plateformes.

Une mobilisation collective nécessaire

Les commerces, au-delà de l’implémentation d’un modèle hybride (dont le coût reste un défi majeur), doivent miser sur leur atout principal : l’expérience en magasin. Un accueil soigné, un conseil personnalisé et des avantages et services exclusifs créent une valeur humaine irremplaçable, récompensant ceux qui choisissent le local.

Les propriétaires de locaux doivent, eux aussi, repenser leurs attentes s’ils souhaitent préserver – voire revaloriser – leur patrimoine. Adapter les loyers aux réalités économiques actuelles, plutôt que de les aligner sur les standards des grandes chaînes ou les niveaux d’avant-crise, pourrait contribuer à la survie des commerces indépendants. Un local occupé, c’est un espace vivant, une rue animée, une ville plus sûre… et, à terme, une valorisation immobilière durable.

Aujourd’hui, les vacances commerciales – impensables il y a encore dix ans – se multiplient, entraînant une baisse de fréquentation, une dégradation de l’environnement urbain, et une recrudescence de l’insécurité. À l’absence de revenus locatifs s’ajoute ainsi une dépréciation du bien.

Et si on inversait la logique ? Accepter un loyer plus modeste aujourd’hui pour encourager l’activité, redynamiser le quartier et, in fine, renforcer la valeur du bien. Une solution pragmatique, lucide – et vitale – pour l’avenir de nos villes.

Quant aux consommateurs – nous tous ! – notre pouvoir de décision est déterminant. Que nous soyons entrepreneurs, salariés, propriétaires ou même coursiers de pizzas tièdes, nos choix quotidiens façonnent l’avenir du commerce de proximité. Privilégier les enseignes locales, valoriser la qualité du service et reconnaître la réalité économique derrière chaque achat, c’est participer à un équilibre plus juste. Oui, ici, un article peut être plus cher. Mais avant de cliquer ailleurs, pensons aux loyers, aux salaires, aux coûts incompressibles… et au droit fondamental de générer un échange équilibré.

Vers un équilibre durable

En combinant une régulation adaptée, des initiatives locales innovantes et une sensibilisation accrue de toutes les parties prenantes, nous pouvons rétablir un équilibre entre commerces de proximité et plateformes numériques. Il devient de plus en plus évident que ce rééquilibrage nécessitera un effort collectif, impliquant toutes les parties prenantes.