Contexte législatif
Le harcèlement moral au travail est un phénomène préoccupant qui affecte de nombreuses entreprises à travers le monde, y compris au Luxembourg. Malgré sa petite taille, le Luxembourg se distingue par un taux de signalement de harcèlement moral parmi les plus élevés en Europe. Ce problème complexe touche la majorité des entreprises, entraînant des conséquences graves à la fois pour les dirigeants et les salariés. Le nombre de cas ne cesse d’augmenter, posant la question de savoir comment agir efficacement pour prévenir et traiter cette problématique.
Selon le rapport Quality of Work Index 2018 publié par la Chambre des salariés de Luxembourg (CSL), le pays se plaçait alors même en deuxième position au nombre de cas déclarés de harcèlement moral au travail en Europe, juste derrière la France.
Les situations et comportements de harcèlement moral ont été étudiés au fil des ans par la CSL, qui publie régulièrement des données à ce sujet. Le graphique ci-dessous montre que, depuis 2018, la situation a peu évolué : 16 % des salariés se déclarent victimes de harcèlement moral en 2023. Cette stagnation indique que, bien que le problème soit reconnu, les mesures prises n’ont pas encore permis de renverser durablement la tendance.
Données : Quality of Work Index 2023, graphique CSL
En ce qui concerne les comportements analysés par la CSL, le graphique ci-dessus illustre plus en détail l’évolution des comportements de harcèlement moral dans les entreprises luxembourgeoises entre 2018 et 2023. Il met l’accent sur des situations récurrentes que les personnes concernées décrivent comme se produisant “souvent” ou “presque tout le temps”.
Données : Quality of Work Index 2023, graphique CSL
Les comportements analysés incluent la critique du travail par des collègues de travail ou des supérieurs hiérarchiques, le sentiment d’être ignoré par ces personnes, l’attribution d’activités inutiles par le supérieur hiérarchique, le fait d’être ridiculisé ou moqué par un supérieur hiérarchique ou des collègues de travail, et les conflits avec des collègues de travail ou des supérieurs hiérarchiques. Chaque comportement est représenté par une courbe distincte, permettant ainsi de visualiser les tendances au fil des années.
Par exemple, la critique du travail par des collègues ou des supérieurs hiérarchiques présente une légère fluctuation au fil des années. En 2018, elle atteint un pic de 8,0 %, puis diminue pour se stabiliser autour de 6,5 % en 2021 et 2023, après avoir été de 5,6 % en 2022. Ce schéma indique que ce type de comportement reste constant, mais varie légèrement dans le temps.
Concernant le sentiment d’être ignoré au travail, une tendance à la hausse est observée, avec un passage de 5,1 % en 2022 à 6,0 % en 2023, ce qui indique une aggravation de ce phénomène. L’attribution d’activités inutiles par les supérieurs hiérarchiques a également connu une augmentation notable, passant de 7,2 % en 2022 à 8,1 % en 2023. Bien que ce chiffre n’atteigne pas le pic de 8,8 % observé en 2019, cette hausse souligne la persistance de ce comportement nuisible dans le milieu professionnel.
Le fait d’être ridiculisé par des supérieurs hiérarchiques ou des collègues demeure relativement stable, avec un taux constant de 2,0 % en 2023, légèrement en baisse par rapport aux 1,5 % observés en 2022. Les conflits avec des collègues ou des supérieurs hiérarchiques montrent une augmentation significative, passant de 3,0 % en 2022 à 4,0 % en 2023, reflétant ainsi une légère détérioration des relations interpersonnelles au sein des entreprises luxembourgeoises.
En réponse à cette situation, le cadre légal luxembourgeois a récemment évolué avec l’adoption de la loi du 29 mars 2023, inscrite dans le Code du travail au chapitre VI, articles L. 246-1 à L.246-7. Cette loi redéfinit le harcèlement moral en mettant l’accent sur les conséquences des actions, plutôt que sur les intentions des auteurs. Ainsi, toute conduite répétée ou systématique portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne peut être considérée comme du harcèlement, même en l’absence d’intention de nuire. Les sanctions pour les entreprises et les auteurs de harcèlement peuvent aller jusqu’à 2 500 euros d’amende pénale, doublées en cas de récidive dans les deux ans. En outre, le directeur de l’ITM peut infliger à l’employeur une amende administrative pouvant aller jusqu’à 25 000 euros.
Diversité culturelle et harcèlement moral
Une dimension importante à considérer dans le contexte luxembourgeois est la diversité culturelle du marché du travail. En raison de la nature multiculturelle du pays, les relations professionnelles peuvent être influencées par des différences culturelles qui, si elles ne sont pas bien gérées, peuvent entraîner des malentendus et des conflits. Les entreprises doivent être particulièrement vigilantes à ces différences, car elles peuvent exacerber des tensions qui, mal traitées, dégénèrent en comportements perçus comme du harcèlement moral.
Les managers, en particulier, doivent être sensibilisés à cette diversité pour favoriser une coopération harmonieuse et éviter les situations de conflit qui pourraient dégénérer en harcèlement. La formation en intelligence interculturelle est une solution pour mieux gérer ces relations, minimisant ainsi les risques de malentendus ou de comportements malveillants.
Harcèlement moral vs conflit : Une distinction nécessaire
Il est essentiel de bien différencier le harcèlement moral du simple conflit de travail, car la confusion entre ces deux notions est courante. Un conflit de travail implique des désaccords sur des aspects spécifiques du travail, sans intention de nuire. En revanche, le harcèlement moral repose sur des comportements répétés visant une personne, créant un déséquilibre de pouvoir et ayant un impact négatif sur son bien-être émotionnel et physique. Tandis que les conflits sont souvent visibles et bruyants, le harcèlement moral est plus insidieux et persistant, rendant son identification plus complexe.
Il est souvent difficile de distinguer un simple conflit au travail d’une situation de harcèlement moral, car ces deux dynamiques peuvent sembler similaires à première vue. Cependant, elles diffèrent fondamentalement dans leur nature, leurs conséquences et leur mode d’évolution.
Ce tableau souligne les principales différences entre ces deux concepts pour mieux comprendre leur impact sur le milieu professionnel.
Pour distinguer le harcèlement moral des autres situations, notamment les conflits, il est utile de se référer à des modèles explicatifs. Friedrich Glasl, économiste et consultant en médiation, a développé un modèle en trois étapes pour expliquer comment un conflit peut évoluer en situation de harcèlement s’il n’est pas géré correctement. Dans une situation de conflit, nous passons généralement par plusieurs étapes. Le harcèlement, cependant, se situe à un niveau différent. Il peut se manifester et entraîner une escalade du conflit, mais le rapport de forces entre les deux parties est un élément crucial pour les distinguer. Le modèle de Glasl nous aide à identifier les moments où une intervention est encore possible pour prévenir le harcèlement et à comprendre dans quelle phase se trouvent les parties.
Source : Friedrich Glasl, (1982), The Process of Conflict Escalation and Roles of Third Parties.
- Première étape : Début des échanges conflictuels – Les parties expriment leurs désaccords de manière contrôlée, sans intention de nuire.
- Deuxième étape : Escalade du conflit – Le conflit devient de plus en plus personnel, et les attaques se concentrent davantage sur les individus que sur les faits.
- Troisième étape : Confrontation destructrice – Le conflit se transforme en attaques ouvertes, pouvant entraîner des conséquences dévastatrices pour toutes les parties impliquées.
Le harcèlement moral peut émerger à partir de cette troisième phase si des mesures d’intervention ne sont pas prises à temps. C’est ici que la confusion entre conflit et harcèlement moral survient souvent.
Définition et caractéristiques du harcèlement moral
Heinz Leymann, psychologue allemand et pionnier dans la recherche sur le harcèlement moral, définit ce dernier comme une situation où une personne est soumise à des actes hostiles de manière répétée et systématique sur une longue période. Cette situation met la victime dans une position de vulnérabilité accrue, où elle est de plus en plus isolée.
Marie-France Hirigoyen, psychiatre et chercheuse française, a également influencé les politiques européennes sur le harcèlement. Elle définit le harcèlement moral au travail comme un ensemble d’agissements hostiles, répétés et souvent discrets, visant à affaiblir psychologiquement une personne. Elle le décrit comme une violence insidieuse et perverse, exercée par des comportements déstabilisants, destructeurs, et humiliants. Selon Hirigoyen, le harcèlement moral n’est pas nécessairement prémédité, mais résulte d’une dynamique relationnelle où l’agresseur cherche à exercer un contrôle et à détruire progressivement la confiance en soi de la victime.
Outils de repérage du harcèlement
Heinz Leymann a créé l’outil LIPT (Leymann Inventory of Psychological Terrorization), qui répertorie cinq types de comportements de harcèlement, tels que l’entrave à la communication, l’isolement, le discrédit, la déconsidération auprès des collègues, et la mise en danger de la santé de la victime.
Ces comportements visent à affaiblir psychologiquement et socialement la personne ciblée. Il est donc primordial pour les employeurs de surveiller les signes subtils de détresse psychologique dans leurs équipes et d’évaluer régulièrement les risques psychosociaux.
L’outil LIPT est l’un des principaux outils utilisés par les psychologues du travail et les inspecteurs du travail au Luxembourg pour détecter les agissements constitutifs de harcèlement moral. Cet outil est divisé en cinq catégories d’actes hostiles :
- Empêcher la personne de s’exprimer : entraver la communication et la participation d’une personne dans l’équipe, en ignorant systématiquement ses suggestions et contributions.
- Isoler la personne : marginaliser un individu en l’excluant des activités et décisions importantes de l’équipe, créant ainsi un isolement social.
- Discréditer la personne : remettre en question les compétences de la personne à travers des critiques constantes et injustifiées, sapant sa confiance en elle.
- Déconsidérer la personne auprès des collègues : propager des rumeurs ou des informations négatives à son sujet, affectant ainsi sa réputation et ses relations professionnelles.
- Compromettre la santé de la personne : imposer des conditions de travail nuisibles à la santé mentale et physique de la victime, provoquant un stress excessif.
Ces comportements montrent comment le harcèlement moral s’infiltre subtilement dans le quotidien d’une organisation, rendant difficile son identification immédiate.
Typologie du harcèlement moral
Le harcèlement moral se manifeste sous différentes formes. On distingue principalement trois types de harcèlement moral au travail :
- Harcèlement vertical descendant : lorsqu’un supérieur utilise son pouvoir pour abuser d’un subordonné. Cela peut inclure l’imposition de tâches irréalisables, des critiques constantes ou la menace de sanctions disciplinaires.
- Harcèlement horizontal : lorsque le harcèlement est perpétré par des collègues de même niveau hiérarchique, souvent motivé par la jalousie, la compétition ou des animosités personnelles. Cela peut se manifester par des comportements d’exclusion, la propagation de rumeurs ou des attaques personnelles.
- Harcèlement mixte : il s’agit d’une combinaison des deux formes précédentes, où un employé subit à la fois des abus de ses pairs et de ses supérieurs. Ce type de harcèlement est souvent exacerbé dans des environnements où la direction est indifférente ou complice.
Ces différentes typologies montrent que le harcèlement moral ne se limite pas à des comportements individuels, mais est souvent le résultat de dynamiques organisationnelles malsaines. Des environnements de travail stressants, des pressions économiques et des pratiques managériales inadéquates peuvent contribuer à la propagation de comportements abusifs.
La prévention du harcèlement moral : défis et stratégies
La prévention du harcèlement moral constitue un enjeu central pour les entreprises au Luxembourg, où la diversité des équipes et les dynamiques interculturelles peuvent compliquer les interactions professionnelles. Avec la promulgation de la loi du 29 mars 2023, les employeurs ont la responsabilité d’adopter des mesures concrètes pour prévenir et gérer les situations de harcèlement moral. Toutefois, malgré cette législation, le harcèlement persiste et des défis subsistent, notamment en matière de sensibilisation, de détection précoce et d’implémentation de solutions efficaces.
Un des premiers obstacles réside dans la sensibilisation des parties prenantes à la définition et aux manifestations du harcèlement moral. Contrairement aux conflits ouverts et visibles, le harcèlement est souvent discret, insidieux et peut passer inaperçu. De ce fait, il est crucial de former les managers et les responsables d’équipe à identifier ces signes subtils. Le leadership joue un rôle décisif dans la prévention, notamment en adoptant un style de management inclusif et bienveillant. Un climat de travail toxique, marqué par un management autoritaire ou coercitif, peut non seulement faciliter l’apparition de comportements abusifs, mais aussi empêcher les victimes de les signaler par crainte de représailles.
Un autre aspect central de la prévention est la coresponsabilité. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de direction ou de management, mais de l’ensemble des membres de l’organisation. Chacun a un rôle à jouer dans la prévention du harcèlement moral en signalant les comportements inappropriés et en adoptant des pratiques professionnelles respectueuses. Cela implique également d’ancrer dans la culture d’entreprise des valeurs fortes de tolérance zéro vis-à-vis de tout type de violence, non seulement le harcèlement moral, mais également toute forme d’abus ou de violence au travail. Le harcèlement ne commence jamais soudainement, il découle souvent d’un environnement où des comportements inacceptables sont tolérés. Par conséquent, une prévention efficace repose sur une transformation profonde de la culture organisationnelle, où ces comportements ne sont jamais acceptés, même à un niveau faible.
Le changement de culture d’entreprise doit donc s’opérer de manière proactive. Les entreprises doivent établir des politiques internes claires et accessibles, comprenant des procédures pour signaler le harcèlement et des sanctions en cas d’infraction. Ces politiques doivent également inclure des mécanismes de signalement anonymes, permettant aux victimes ou témoins de s’exprimer sans peur de représailles. Ce cadre est essentiel pour instaurer un environnement de travail psychologiquement sûr, propice au bien-être de chacun.
De plus, la législation actuelle soulève des questions cruciales concernant la charge de la preuve. En vertu de la loi L-246-2, cette charge incombe encore principalement à la victime. Cela constitue un obstacle de taille, car le harcèlement moral est souvent difficile à prouver, d’autant plus qu’il peut s’étendre sur une longue période avec des manifestations subtiles. L’analyse des affaires précédentes montre que de nombreuses plaintes n’aboutissent pas, car les preuves manquent pour établir de manière incontestable l’existence d’un harcèlement. Dans ce contexte, il devient impératif d’accompagner les victimes avec des outils et des ressources leur permettant de mieux documenter et signaler les abus qu’elles subissent. La mise en place de procédures de signalement plus simples et le recours à des experts internes ou externes peuvent grandement améliorer la détection et la gestion des situations de harcèlement moral.
Conclusion
La lutte contre le harcèlement moral en entreprise nécessite une approche globale, mêlant prévention, intervention rapide et soutien des victimes. Les entreprises luxembourgeoises doivent non seulement se conformer à la législation, mais également aller au-delà en favorisant une culture de respect mutuel et en instaurant des politiques claires contre le harcèlement sous toutes ses formes. La formation régulière des employés, en particulier des managers, est cruciale pour identifier et prévenir les comportements abusifs. Cette démarche doit être accompagnée d’un leadership fort et bienveillant, axé sur la protection et le bien-être des salariés.
Il est important de souligner que le harcèlement moral n’est pas simplement le produit de conflits internes, mais peut être le symptôme d’un environnement de travail dégradé. Ainsi, une prévention efficace doit passer par une évaluation des risques psychosociaux dans l’entreprise. Cette démarche proactive permet d’identifier les signaux d’alerte précoces et de prendre des mesures adaptées avant que la situation ne dégénère.
En outre, la question de la coresponsabilité au sein de l’organisation est primordiale. Chaque membre de l’équipe doit participer à la création d’un environnement de travail sain en adoptant des comportements respectueux et en dénonçant les agissements abusifs. La transformation de la culture d’entreprise vers une tolérance zéro face à toute forme de violence et de harcèlement est la clé pour un changement durable.
Enfin, il est essentiel de continuer à encourager la recherche et les échanges internationaux sur les meilleures pratiques en matière de prévention du harcèlement moral. Ces initiatives, soutenues par des campagnes de sensibilisation et des politiques publiques renforcées, permettront de développer des stratégies innovantes et plus efficaces. Les entreprises pourront ainsi mieux répondre aux défis spécifiques de la gestion des risques psychosociaux et créer des environnements de travail plus respectueux et épanouissants pour leurs employés.