Plateformes numériques : l’impact de la directive européenne sur les conditions de travail

Dans son rapport de 2021 sur l’emploi et les questions sociales, l’Organisation internationale du Travail (OIT) soulignait déjà qu’au cours des dix années précédentes, les plateformes numériques de travail[1] ont été multipliées par cinq à travers le monde.

Une telle croissance oblige inévitablement les États membres de l’Union européenne à intensifier leurs efforts pour mettre en place une réglementation adaptée afin d’encadrer les pratiques des plateformes numériques de travail.

Travail via les plateformes numériques à l’ère de l’ubérisation

On évoque souvent l’ubérisation de nos activités économiques, un terme défini par le Petit Larousse depuis 2017, comme désignant « la remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur Internet ».

Cette définition commune de l’ubérisation met l’accent sur l’impact économique de ce phénomène, en soulignant la remise en cause du modèle économique traditionnel par l’introduction de nouveaux acteurs qui proposent des services similaires à des prix inférieurs à ceux pratiqués dans les conditions sociales classiques du salariat, souvent grâce à l’utilisation de travailleurs indépendants via des plateformes en ligne.

Cette définition se révèle ainsi incomplète et problématique lorsqu’elle est analysée sous l’angle des droits des salariés : il s’agit, en réalité, d’un « dumping social » de statut entre travailleurs, mettant en concurrence (déloyale) indépendants et salariés au détriment de ces derniers.

En effet, l’activité à la demande ne prend pas en compte les implications sociales et juridiques de cette transformation. Elle tend à précariser les conditions de travail en remplaçant les contrats de travail traditionnels et toute la protection en découlant comme le salaire social minimum, les limites de durée du travail, les temps de pause et de repos, le droit aux congés payés, la sécurité de l’emploi, la couverture sociale, la santé et la sécurité au travail, etc. par des relations de travail précaires et moins sécurisées. Les travailleurs indépendants, appelés « micro-entrepreneurs » ou « prestataires », ne bénéficient pas des droits en matière de travail et de protection sociale qui découleraient d’un statut professionnel. Ils effectuent des “missions” et sont rémunérés à la tâche. On parle de “revenu”, de “chiffre d’affaires” et non plus de “salaire”. Cela implique une précarisation de la rémunération et des autres conditions de travail.

Cette définition de l’ubérisation omet d’aborder le déséquilibre des pouvoirs entre les plateformes et les travailleurs. Les plateformes imposent des conditions de travail strictes et exercent un contrôle significatif sur les travailleurs, tout en refusant de les reconnaître comme des salariés. Les travailleurs ont par conséquent peu de recours pour négocier des conditions de travail plus favorables ou pour faire respecter leurs droits.

Enfin, l’ubérisation entraîne également une fragmentation du marché du travail, où la concurrence exacerbée entre les travailleurs indépendants conduit à une course vers le bas en termes de rémunération et de conditions de travail. Ce phénomène met en péril les acquis sociaux obtenus au fil de décennies de luttes syndicales, ayant permis une nette amélioration des conditions de travail.

Le 13 mars 2024, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont élaboré une proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme. Cette directive européenne qui a été adoptée le 23 octobre 2024, a pour objet d’améliorer les conditions de travail et la protection des données à caractère personnel dans le cadre du travail presté via des plateformes numériques, que les travailleurs aient un statut de travailleur indépendant ou de salarié.

Il conviendrait donc que tous les États membres, y compris le Grand-Duché de Luxembourg, adaptent leur système juridique national pour intégrer les mesures prévues par la directive européenne.

Ces mesures visent à garantir des droits minimaux et une protection adéquate à tous les travailleurs exécutant un travail via des plateformes numériques dans l’Union européenne.

La présomption légale de relation de travail pour les travailleurs des plateformes numériques

Les plateformes incarnent une forme exacerbée du capitalisme, où les marchés s’auto-organisent en exploitant les outils numériques, transformant les plateformes en « usines modernes ». Ces dernières concentrent une main-d’œuvre précaire contribuant au fonctionnement de ces nouveaux « supermarchés » du XXIe siècle, où l’offre et la demande se rencontrent au détriment des travailleurs, souvent privés de protections sociales et de leurs droits fondamentaux.

Les critiques au sujet des plateformes numériques de travail dénoncent un “salariat déguisé” qui accentuerait la sous-traitance et serait un moyen pour les entreprises de se libérer des charges patronales en utilisant une main-d’œuvre bon marché.

Ce débat soulève des interrogations sur la limite entre travail indépendant et salariat, notamment en ce qui concerne la nature contractuelle entre les plateformes numériques et les travailleurs, dans le contexte des nouvelles formes d’emploi qu’elles génèrent.

La Cour de cassation française, dans une décision du 28 novembre 2018 (n° 17-20.079), analyse pour la première fois la nature d’un contrat liant un livreur à une plateforme numérique. Cette décision, largement diffusée, souligne l’importance de la position des juges. En se basant sur la définition du lien de subordination, la Cour évalue la présence ou non d’une relation salariale. En utilisant les critères traditionnels, elle met en lumière notamment deux éléments clés : la géolocalisation et le pouvoir de sanction de la plateforme sur le livreur pour caractériser un lien de subordination, démontrant ainsi l’existence d’une relation de travail malgré le statut d’auto-entrepreneur.

La géolocalisation permet à la plateforme de suivre le livreur en temps réel, dépassant ainsi le simple rôle de mise en relation. De plus, la plateforme a le pouvoir de sanctionner les retards de livraison, allant jusqu’à désactiver le compte du livreur. Ces faits mettent en évidence un pouvoir de direction et de contrôle exercé par la plateforme, établissant un lien de subordination selon les juges. Ils ont ainsi conclu à la requalification de la relation en contrat de travail, reconnaissant le statut de salarié du livreur.

Bien qu’au Luxembourg, il n’existe pas encore de contentieux en la matière, il est probable que les juridictions luxembourgeoises soient amenées à l’avenir à trancher des affaires similaires.

Les principes établis par la Cour de cassation française pourraient ainsi fournir un cadre de référence utile dans l’interprétation des relations contractuelles entre les travailleurs et les plateformes numériques au Luxembourg. La directive européenne s’inscrit dans la continuité de cette jurisprudence tout en apportant des outils supplémentaires pour clarifier et sécuriser les relations de travail dans l’économie numérique.

En effet, la directive européenne du 23 octobre 2024 suit en grande partie la décision de la Cour de cassation française concernant la requalification des travailleurs des plateformes numériques, mais elle va plus loin en instaurant des mesures spécifiques pour faciliter la détermination correcte du statut professionnel des travailleurs de plateformes.

Elle intègre notamment des concepts comme le contrôle algorithmique et le pouvoir de sanction des plateformes, similaires à ceux mis en évidence par la Cour de cassation, tout en introduisant une présomption légale de relation de travail lorsque des faits démontrent une forme de contrôle et de direction de la part de la plateforme.

La directive européenne prévoit à l’article 5.2. que « les États membres établissent une présomption réfragable effective d’une relation de travail qui constitue une facilitation procédurale en faveur des personnes exécutant un travail via une plateforme. En outre, les États membres assurent que la présomption légale n’a pas pour effet d’alourdir la charge des exigences pesant sur les personnes exécutant un travail via une plateforme, ou sur leurs représentants, dans les procédures visant à déterminer leur statut professionnel correct. »

Cet article se relie à l’article 26, qui précise que « la présente directive ne constitue pas une justification valable pour réduire le niveau général de protection déjà accordé aux travailleurs des plateformes dans les États membres, y compris en ce qui concerne les procédures établies pour la détermination du statut professionnel correct des personnes exécutant un travail via une plateforme ainsi que les prérogatives existantes de leurs représentants. »

La directive prévoit que, si une plateforme de travail numérique souhaite contester la présomption légale, elle devra prouver, par des éléments concrets, que la relation contractuelle en question ne constitue pas en réalité une relation de travail.

Cette présomption, bien qu’elle reste réfragable, a pour objectif principal de rétablir l’équilibre des pouvoirs entre les travailleurs utilisant une plateforme numérique et la plateforme elle-même.

Pour garantir que cette présomption de relation de travail ne soit pas facilement renversée, la directive introduit plusieurs mécanismes visant à renforcer la protection des travailleurs tout en encadrant strictement les démarches des plateformes.

Cependant, les États membres peuvent et doivent aller plus loin que la directive en instaurant une présomption irréfragable de relation de travail, qui ne pourrait pas être contestée par les plateformes. Cela permettrait de garantir une protection plus solide des travailleurs des plateformes, en empêchant les plateformes de renverser la présomption par quelque moyen que ce soit.

Pour y parvenir, les États membres devraient introduire dans leur législation nationale des critères stricts et automatiques, tels que le degré de contrôle algorithmique, la régulation des rémunérations, ou la gestion des horaires, pour qualifier automatiquement la relation de travail. Cette présomption irréfragable empêcherait les plateformes de contester tous azimuts le statut des travailleurs, réduisant ainsi les litiges et simplifiant l’accès aux droits sociaux et aux protections légales pour les travailleurs.

En outre, cette mesure doit s’accompagner d’une transparence complète sur les mécanismes de gestion des plateformes, de contrôles renforcés et de sanctions sévères contre toute tentative de contournement de la part des plateformes numériques.

Défis de la transposition de la Directive sur les plateformes numériques

L’adoption de la directive européenne sur les plateformes numériques représente un enjeu de taille pour le Luxembourg, qui se trouve face à un double défi : transposer ces nouvelles règles dans son système juridique tout en s’assurant qu’elles soient efficacement mises en œuvre et respectées. La transposition de cette directive implique une révision significative de la législation nationale, nécessitant des ajustements importants aux lois existantes pour répondre aux exigences de la directive européenne. Ce processus nécessite une coordination étroite entre toutes les parties prenantes, notamment les autorités gouvernementales, les syndicats, les entreprises et les plateformes elles-mêmes, afin d’assurer une adaptation harmonieuse.

L’une des clés de cette transposition réside dans l’obligation pour les plateformes de garantir une transparence totale dans la gestion des travailleurs. Concrètement, cela signifie que les plateformes devront informer de manière claire et accessible les travailleurs sur la manière dont les décisions automatisées, prises par des algorithmes, influent sur leur statut, leurs conditions de travail et leur rémunération. Cette transparence est cruciale pour protéger les travailleurs et assurer qu’ils soient pleinement informés des décisions qui affectent leur emploi. En effet, dans un environnement de travail numérique où les algorithmes jouent un rôle de plus en plus important, il est fondamental que les travailleurs puissent comprendre comment ces systèmes impactent leurs conditions de travail.

Par ailleurs, la directive impose des règles strictes sur le traitement des données personnelles des travailleurs, particulièrement concernant les systèmes de surveillance automatisés. Le Luxembourg devra veiller à ce que les plateformes respectent les principes de confidentialité et de sécurité des données, en limitant le traitement des données sensibles et en imposant des garanties quant à leur utilisation. Les plateformes devront démontrer qu’elles prennent des mesures concrètes pour évaluer et prévenir les risques associés à l’utilisation d’algorithmes, notamment en matière de santé mentale et de risques ergonomiques pour les travailleurs. L’intégration de ces principes dans le droit national est essentielle pour prévenir l’exploitation excessive des travailleurs et les risques liés à une gestion algorithmique mal encadrée.

Un autre point crucial est que les décisions majeures concernant la relation de travail, telles que les suspensions, résiliations de contrats ou autres mesures disciplinaires, ne doivent pas être laissées à des algorithmes. Celles-ci doivent toujours être prises par un être humain, ce qui garantit une évaluation juste et transparente de la situation de chaque travailleur. Il est impératif que les travailleurs aient la certitude que ces décisions sont prises de manière réfléchie, sans être influencées par des biais algorithmiques, et qu’ils disposent d’un recours humain pour toute contestation.

Le Luxembourg devrait également imposer aux plateformes de fournir des informations détaillées aux autorités compétentes et aux représentants des travailleurs concernant les conditions de travail, les intermédiaires impliqués et la nature des relations contractuelles. Cette obligation d’information est essentielle pour assurer une meilleure surveillance et une plus grande transparence dans la gestion des travailleurs numériques.

En ce qui concerne la surveillance et les systèmes de décision automatisés, il est crucial que les plateformes informent de manière transparente les travailleurs sur les technologies utilisées et les risques associés, notamment en matière de protection des données personnelles. Les plateformes devront garantir qu’aucune donnée personnelle sensible ne soit collectée à des fins abusives et que les travailleurs soient protégés contre les risques liés à l’utilisation de ces systèmes. Par ailleurs, une évaluation régulière des risques pour la sécurité et la santé des travailleurs devra être mise en place, avec une attention particulière à l’impact des technologies sur le bien-être des travailleurs.

En somme, le Luxembourg doit assurer que la promotion de l’innovation dans le secteur des plateformes numériques ne se fasse pas au détriment de la protection des droits fondamentaux des travailleurs. Le pays ne doit pas seulement favoriser une économie numérique dynamique, mais aussi garantir que les bénéfices de cette économie ne se fassent pas au détriment des conditions de travail et des droits des travailleurs. Le respect du droit du travail, la transparence, le respect des données personnelles et la préservation de la sécurité et de la santé des travailleurs seront des éléments clés pour un avenir numérique équitable et durable.


1. On entend par “travail via une plateforme”, « tout travail organisé par l’intermédiaire d’une plateforme de travail numérique et exécuté dans l’Union européenne par un individu sur la base d’une relation contractuelle entre la plateforme de travail numérique ou un intermédiaire et l’individu, indépendamment de l’existence ou non d’une relation contractuelle entre l’individu ou l’intermédiaire et le destinataire du service » (Définition donnée par la Directive européenne 2024/2831).