« Construire nécessite du terrain […] nous devons travailler pour avoir plus de logements abordables. » Ces mots du Premier ministre luxembourgeois, Luc Frieden, prononcés lors de son premier discours sur l’état de la nation le 11 juin 2024, résonnent comme un appel urgent à l’action. Or, ce discours pointe du doigt un problème auquel le Luxembourg est confronté depuis plusieurs décennies : la crise du logement exacerbée par la concentration foncière. La note 29 de l’Observatoire de l’habitat, parue en 2021, montrait que 0,5 % de la population résidente détenait la moitié des terrains sur lesquels des logements pouvaient être construits.
Pour comprendre cette situation, il est crucial de remonter le temps et d’analyser les dynamiques historiques et économiques qui l’ont façonnée. Le cas de Dudelange, ville marquée par une industrialisation rapide, une croissance démographique importante et des transformations socioéconomiques significatives, offre un exemple pertinent : malgré tous ces bouleversements, les terres sont restées aux mains des mêmes grandes familles propriétaires, avec des niveaux de concentration relativement stables, sur près de deux siècles. Cet article explore ces inégalités foncières en croisant des données issues des archives de l’Administration du cadastre et de la topographie avec des sources généalogiques.
Contexte historique de la répartition foncière à Dudelange
Le village de Dudelange vivait, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, sous un système seigneurial où la répartition des terres dépendait de la proximité au seigneur. Plus un tenancier était loyal et utile au seigneur, plus il se voyait confier de terres arables. Ce système perdura jusqu’à la fin de l’Ancien Régime en 1795, quand l’introduction de la législation révolutionnaire et le Code civil transformèrent les tenanciers en propriétaires à part entière. Cette introduction eut des conséquences importantes : d’un côté, elle mit fin aux droits seigneuriaux et cléricaux qui pesaient lourdement sur les ménages, mais, de l’autre, elle ossifia par le droit de propriété les inégalités foncières seigneuriales. Ce faisant, une classe de grands propriétaires fonciers fut créée : en 1824, date du premier cadastre officiel, en croisant archives cadastrales et sources généalogiques, on ne trouve que 20 familles (sur un total de 281) détenant 47 % de la surface de terrains aux mains de personnes physiques.
Avec l’industrialisation à la fin du XIXe siècle, Dudelange connut une transformation économique, démographique et sociale majeure. La fondation de la Société anonyme des hauts fourneaux et forges de Dudelange en 1882, qui sera intégrée plus tard aux Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange (ARBED), et la production de la première charge d’acier du pays en 1886 marquèrent le début d’une nouvelle ère. Cette transition entraîna une explosion démographique : la population passa de 1 691 habitants en 1872 à plus de 10 000 en 1905, créant ainsi une demande intense en logements. Les plus importants propriétaires fonciers, héritiers de l’époque seigneuriale, contrôlaient toujours la majeure partie des terres et pouvaient dicter à la fois la vitesse du développement urbain et son déploiement géographique. Pendant longtemps, la ville fut divisée en un sud industriel avec l’usine et les logements ouvriers qui l’entouraient, et un nord rural habité par les familles d’agriculteurs historiques de la ville. La lenteur avec laquelle des terrains furent libérés pour construire des logements pour les ouvriers récemment arrivés à Dudelange mena à une crise du logement si sévère qu’en 1905, 51 % des logements locatifs à Dudelange avaient une surface habitable par habitant insuffisante. Cette situation appela un premier activisme immobilier de la part de la puissance publique et des grands industriels : l’ARBED, la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM) récemment créée et la commune étaient responsables de la construction d’environ 20 % du stock de logements qui existait à Dudelange en 1938.
Concentration foncière et inégalités à Dudelange
L’inégalité et la concentration foncières à Dudelange trouvent leurs racines dans des dynamiques historiques profondes et se sont intensifiées au fil des siècles. L’analyse des archives cadastrales de cette ville entre 1824 et 1938 fait ressortir deux grandes tendances qui peuvent sembler à première vue contradictoires : une augmentation rapide du nombre de propriétaires immobiliers et, en même temps, la persistance d’un petit nombre de grands propriétaires fonciers.
En effet, le nombre de propriétaires immobiliers et/ou fonciers est multiplié par quatre entre 1824 et 1938, suivant de manière atténuée l’incroyable essor démographique de la ville sur cette période, tiré par une migration interne et internationale soutenue. Cette croissance numérique du nombre de propriétaires cache une donnée fondamentale : la surface de terrains acquise par ces nouveaux propriétaires à Dudelange. Elle est en effet due au développement d’un fait social nouveau : l’apparition de la petite propriété. Si en 1872 – juste avant l’essor industriel –, 2 % des propriétaires détenaient moins de 5 ares incluant leur maison (soit 500 m2 de terrain), cette situation concernait près de la moitié des propriétaires en 1938. Mécaniquement, ceci causa une forte chute dans la proportion des grands propriétaires, c’est-à-dire ceux détenant plus d’un hectare de foncier (soit 10 000 m2, donc autant que la surface détenue par vingt petits propriétaires). Alors qu’ils représentaient 47 % des propriétaires en 1872, cette part tomba à 9 % en 1938. Mais malgré leur marginalisation numérique, ces grands propriétaires ont continué à détenir l’essentiel du foncier de la ville, passant de 93 % de tout le foncier détenu par des personnes physiques en 1872 à 85 % en 1938.
Cette situation devient plus compréhensible si on s’intéresse à la façon dont petits (détenant essentiellement une maison et le terrain autour) et grands propriétaires (détenant plus d’un hectare de terrain) ont obtenu leur foncier. En 1872, seulement un propriétaire de maison sur trois avait acquis sa maison ou le terrain à bâtir sur lequel elle allait être construite. Ce chiffre passa à deux sur trois en 1905 et à quatre sur cinq en 1938, l’héritage cessant ainsi d’être la voie de transmission immobilière prédominante avec l’avènement de l’industrialisation. Pour les propriétaires détenant plus d’un hectare de foncier, la tendance est différente. En 1872, 94 % de ces propriétaires avaient hérité de leurs terres. En 1938, ce pourcentage était encore de 78 %, indiquant que les grandes propriétés foncières continuaient à être majoritairement transmises de génération en génération.
Ces résultats montrent que le développement de la petite propriété immobilière n’a pas eu d’impact significatif sur la grande détention foncière à Dudelange. Les processus de transmission du foncier relevés ci-dessus ont eu une autre conséquence : ils ont permis de maintenir une très forte concentration dans la détention du foncier. Si les 20 familles détenant le plus de foncier cumulaient 47 % des terrains aux mains de personnes physiques en 1824, ce chiffre grimpa à 63 % en 1938. Ces chiffres révèlent donc non seulement une forte continuité, mais aussi une intensification de la concentration des terres au sein de groupes familiaux spécifiques (sur une surface détenue certes plus réduite, du fait du développement industriel et urbain de la ville). En effet, une caractéristique notable de la distribution du foncier à Dudelange est la persistance de dynasties familiales dont un membre jouait, par le passé, un rôle politique notable dans le système seigneurial de Dudelange. En 1824, ces familles représentaient 9 % des 281 familles de la ville et détenaient 33 % du foncier détenu par des personnes physiques, une situation qui resta quasiment inchangée jusqu’en 1872. En 1938, ces familles représentaient une partie infinitésimale de la population (à peine plus de 1 % des familles), mais détenaient encore 16 % des terres. La forte chute dans la part du foncier détenu par ces familles au cours du temps s’explique en partie par le fait que notre approche ne considère que les lignées patrilinéaires. Néanmoins, ces données montrent qu’en 1938, un demi-siècle après l’industrialisation de Dudelange et près d’un siècle et demi après la fin de l’Ancien Régime, 16 % du foncier détenu par des personnes physiques appartenaient encore à des familles qui composaient autrefois l’élite du système seigneurial.
Politiques fiscales et concentration foncière
Cette persistance séculaire des grandes détentions foncières à travers les héritages peut trouver son origine dans l’absence de mesures fiscales, notamment l’impôt sur la succession en ligne directe ou l’impôt foncier, qui auraient pu venir freiner des stratégies de conservation du foncier dans le giron familial sur un temps long. En effet, la transmission de grands domaines par héritage reste une pratique courante, consolidant la concentration des terres et perpétuant les inégalités foncières à Dudelange. Alors qu’une certaine concentration foncière pouvait se justifier dans un contexte où la terre était utilisée à des fins productives, notamment l’agriculture, l’importance de l’agriculture a fortement diminué depuis les origines du cadastre. Si la surface cultivée à Dudelange représentait encore 56 % de la surface totale de la ville en 1907, elle n’était plus que de 18 % en 1999. Cette diminution de la surface cultivée a eu lieu en même temps qu’un accroissement important de la valeur du foncier constructible du fait de la pression croissante sur le foncier, et ce, dans un contexte de fort développement industriel et urbain. La rétention foncière devient donc de plus en plus lucrative, tout en devenant de moins en moins justifiable par une logique de production agricole.
Cette situation a des répercussions directes sur l’accès au logement, qui commence par l’accès au foncier. L’absence d’impôt sur les successions en ligne directe et la très faible importance de l’impôt foncier ont permis aux grandes familles propriétaires de conserver et même parfois d’accroître leur emprise foncière. Ce constat historique appelle à une réflexion approfondie sur les réformes nécessaires pour favoriser une répartition plus équitable des terres. Pour s’attaquer efficacement à ces inégalités, il est crucial de reconsidérer les politiques fiscales, notamment en ce qui concerne l’impôt foncier et l’impôt sur les successions en ligne directe pour ce qui est des grandes possessions foncières non exploitées, particulièrement celles qui sont constructibles pour l’habitat. Une taxation à la fois plus importante et plus ciblée pourrait non seulement encourager une meilleure répartition des terres, mais aussi rendre le marché du logement plus accessible à tous les résidents luxembourgeois.
Cet article a d’abord été publié par forum
Photo : J.M. Bellwald (1871-1945)